CRITIQUE. Avec Fief (Seuil, 2017), David Lopez propose un tableau réaliste d’une jeunesse populaire, désœuvrée, errante au sein d’un territoire mi-urbain, mi-rural. Ce fief, qui ne dispose pas d’une véritable identité, Jonas et sa bande de potes le parcourent, s’y ancrent, sans réelle destination. Il faut noter ici que cette bande d’amis n’est composée que d’hommes, que les rapports avec la gente féminine se font très rares, et que cette absence a des répercussions manifestes sur les représentations masculinistes que le groupe se fait de la sexualité et des rapports hommes-femmes. En quête d’identité, (ils ne peuvent ni se définir comme des mecs de cités, ni comme des gars de la campagne), ils sont eux aussi confrontés aux problématiques de la sexualité. Ici, David Lopez, par le biais de son narrateur Jonas, apporte un regard neuf sur les interactions sexuelles en milieu populaire, bien loin de la littérature contemporaine petite-bourgeoise.
Jonas fréquente Wanda, une jeune femme d’un quartier voisin. L’auteur ne précise pas son milieu social d’origine, mais l’on comprend à la lecture (Wanda habite un pavillon, elle fait de la photo, elle est ambitieuse et représente potentiellement une porte de sortie pour s’échapper du fief) qu’elle appartient à une catégorie sociale sensiblement supérieure à celle de Jonas, et que l’on peut qualifier de « petite bourgeoise ».
En ce sens, les interactions sexuelles entre Jonas et Wanda renversent les représentations communément admises, où l’homme se tient systématiquement en position de domination. Chez David Lopez, l’homme est au service du plaisir féminin. Ou plutôt, le galérien est au service du plaisir de la petite-bourgeoise. Jonas n’existe en effet, et la narration le présente comme une habitude, que pour faire jouir Wanda. Il n’est autorisé qu’à user de sa bouche, et ne représente à ce titre qu’un objet de plaisir oral. Sa partenaire, elle, n’a pas besoin de lui rendre la pareille. Le sexe vient ici compenser un déséquilibre social, celui de la domination de classe. Et, même si le narrateur exprime sa frustration quant à sa relation avec Wanda (il voudrait bien corriger cette asymétrie dans le plaisir), il fait preuve d’une résilience qui finit par devenir acceptation. Jonas illustre ici le lien qui unit exclusion sociale et exclusion sexuelle.
Enfin, les quelques tentatives visant à établir une situation d’équilibre, et auxquelles le personnage ne semble même pas croire, s’avèrent systématiquement stériles. Il ne peut y avoir de sexualité pleinement partagée en dehors d’une identité de classe commune.
Compétition de classe et monopole de la séduction
Au cours de cette course à l’amour et à la sexualité, David Lopez fait intervenir un autre personnage : Lahuiss. Originaire du même milieu que Jonas, il a grandi au sein de la même bande de potes mais est parvenu à quitter le fief dans le cadre d’études supérieures. Bien qu’il maîtrise les codes populaires, Lahuiss est présenté dans le roman comme celui qui cherche à élever ses amis. Une sorte de tuteur qui n’hésite pas à partager avec Jonas, Ixe, Sucré et les autres, son goût pour Voltaire, Céline, et qui les invite même à s’exercer à la dictée. Lahuiss est donc le pont qui lie la banlieue à la ville, l’absence de projet à la perspective, les milieux défavorisés à la petite-bourgeoisie intellectuelle.
En ce sens, les interactions sexuelles entre Jonas et Wanda renversent les représentations communément admises, où l’homme se tient systématiquement en position de domination.
Dans ce cadre, il fréquente lui aussi Wanda, sans que Jonas ne parvienne à déterminer si Lahuiss partage avec elle une sexualité. C’est lors d’une soirée chez Wanda, où toute la bande de Jonas est invitée, que le conflit de classe apparaît de manière explicite. Jonas et ses amis, il est essentiel de le rappeler, n’ont pas l’habitude d’être intégrés à des événements festifs, et encore moins dans des pavillons, avec des groupes sociaux différents des leurs. D’emblée, le contrôle social latent, que supposent les codes culturels petits-bourgeois, apparaît. Car si les jeunes issus de milieux favorisés sont accoutumés à la pratique sociale de la fête, ce n’est pas le cas de Jonas et ses amis, qui eux y voient une occasion unique de vivre des expériences sexuelles.
Lahuiss passe un moment avec Wanda, pavane et met en lumière le capital culturel qu’il a acquis par le biais de sa nouvelle socialisation dans les études supérieures. Ici, l’auteur met en avant la puissance de la parole comme outil de séduction, à tel point que Jonas se demande à plusieurs reprises si Lahuiss « baise Wanda, ou s’il l’a déjà baisée, où s’il envisage de baiser avec elle » (p. 193). Dans le cadre de cette compétition pour les faveurs sexuelles de Wanda, on observe donc un combat inégal est biaisé d’avance : Lahuiss, parce qu’il s’est élevé socialement, parle le même langage que Wanda. Et c’est parce qu’il parle ce même langage qu’il est crédible de penser qu’il la « baise ». Ici donc, il y a trahison. Non pas trahison d’homme à homme pour une femme, mais trahison de prolo à néo petit-bourgeois, pour une petite-bourgeoise. La classe sociale, et ses attributs, deviennent donc les éléments clés qui permettent de comprendre les structures qui établissent les gagnants et les perdants de la sexualité.
Au terme de cette soirée, la frustration sexuelle se convertit nécessairement en violence. Une légère altercation éclate entre Jonas et Lahuiss. La loyauté au groupe social empêche Jonas de frapper son ami. Toutefois, il ne se prive pas de taper lorsqu’un invité qu’il ne connaît pas, issu du même milieu social que Wanda, tente de mettre un terme à la dispute. En tabassant ce personnage qui ne symbolise rien d’autre que l’oppression de classe, Jonas réaffirme son identité de classe (il ne suivra pas le chemin de Lahuiss) et contribue lui-même au schéma d’exclusion sociale dont il est prisonnier.
Le roman de David Lopez n’invalide évidemment pas le constat posé par le féminisme quant aux logiques de domination de genre. Dans Fief, Jonas reste un homme qui agit dans le cadre des pratiques attendues par la masculinité et des stéréotypes qui font de l’homme l’acteur et de la femme, l’agent passif. Or, l’intégration des rapports de classes permet ici de compléter l’analyse des interactions sexuelles. Dans le cadre de la compétition au plaisir, la domination de classe semble ici prendre le pas sur la domination de genre.
- Fief, David Lopez, Seuil, 2017.
- Crédits photo : ©Hermance Triay.