Cette année encore, la 47e édition du Cinéma du Réel nous offre une sélection qui renverse et engage, à l’heure d’un présent absolument terrifiant aux quatre coins du globe. La nôtre s’articule autour de deux long-métrages interrogeant notre rapport aux faux-semblants : Evidence de l’américaine Lee Anne Schmitt – ayant reçu le prix SACEM 2025 – et Yvon de la française Marie Tavernier. Qu’ils traitent d’héritage familial, racial ou éducationnel, ces deux documentaires filment avec brio l’empreinte passive des générations et tissent en filigrane une écriture intime, touchante et déroutante.
- Evidence de Lee Anne Schmitt, 2025, 72’.
C’est à travers la famille que Lee Anne Schmitt gratte le vernis de l’idéologie américaine et parvient à en distiller la sève. Fille d’un fier employé de l’Olin Corporation, entreprise pétrochimique dont la fondation éponyme s’est faite vache à lait du mouvement conservateur, elle passe au crible tout ce qui anesthésie cette société malade et dont son père se fait parfait incarnant. Comment reproduit-on les schémas patriarcaux dont on a hérité ? Comment conflits et non-dits intrafamiliaux nécrosent jusque dans la moelle ? Comment (sur)vit-on dans cet écosystème anxiogène où le climatosceptisme est exponentiel ? Pour esquisser les premières réponses à ces questions, le procédé filmique est aussi simple qu’efficace. Sur fond de musique jazz, la voix de la réalisatrice nous raconte son histoire alors qu’à l’écran défilent arrêts sur paysages délavés, archives photos en noir et blanc et quelques enregistrements télévisés triés sur le volet. À cet étrange tableau de l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui viennent se mélanger les trésors de la petite fille et les trouvailles de la femme adulte. Entre les dessins d’enfants et les coquillages, des dizaines de livres s’ouvrent sur des pages annotées qui se transforment en lignes du scénario que nous avons sous le nez.

Au cours de ces 72 minutes, les seuls visages que l’on aperçoit avancent masqués. Personne ne vient, personne ne parle, et ce père, on ne le voit jamais. L’espace domestique est réduit au paysage et les objets se font personnages, comme pour garder une part d’intime sur ce qui nous est dévoilé. À l’instar des poupées offertes au retour des voyages carbonés de ce père absent, les réflexions se cristallisent autour des droits des femmes et de l’autonomie des corps – celle d’une mère qui ne voulait pas l’être, celle d’une femme qui souhaitait couper l’arbre généalogique aux racines pourries. Comme l’écrivaine Blandine Rinkel dans son dernier hybride, La faille, Lee Anne Schmitt repense notre rapport au père autant que notre rapport à la Terre-Mère. Elle se fait haut-parleur de générations sans langue de bois qui parviennent à s’affranchir des injonctions patriarcales. En multipliant les plans filmés au 16mm, elle divise ce millefeuille de nappes phréatiques et familiales, autant qu’elle déshabille la philosophie utilitaire qui régit la pensée américaine. Outre-Atlantique, à l’heure où la banalisation du mal sévit elle aussi, on en vient à se demander comment éviter la plongée sous-marine dans la droitisation de l’échiquier politique. Maniant habilement les propos instrumentalisés qui tentent de calmer l’éco-anxiété, le cheval de Troie est pourtant déjà bien là et tente de nous aspirer, nous autres irréductibles Français·es, dans cette infernale machine à désinformer. Suivons Lee Anne Schmitt dans sa résistance pacifique, bien que éminemment politique – l’indispensable sursaut, c’est maintenant sans la possibilité du jamais.
- Yvon de Marie Tavernier, 2024, 77’.
« Jamais personne ne sera coupable de ma vie d’enfant, personne ne sera juge de mon adolescence, et aucun avocat ne pourra défendre ma vie d’adulte ». Grâce à Marie Tavernier, rien n’est moins sûr. Sexagénaire touchant au sourire édenté, Yvon est un enfant de la DAS longtemps invisibilisé et sacrifié sur l’autel de l’industrie nucléaire. Après l’avoir rencontré sur le tournage de son précédent long-métrage, Marie Tavernier l’a aidé à initier ce travail d’écriture qu’il craignait tant de reprendre seul. Sur trois ans, avant le départ symbolique de son logement de fonction, le documentaire explore un passé douloureux et radioactif, que le sexagénaire parvient enfin à expier.
Syndiqué d’une usine de décontamination depuis 1983, c’est à l’aune de sa retraite qu’Yvon parvient à ôter l’épée de Damoclès qui siège au-dessus de sa tête. Pour s’en séparer, il couche sur traitement de texte les mots qu’on lui a toujours volés et cristallise ses angoisses sur l’écran blanc que sa vie a pourtant bien noirci. Effacer, recommencer, trouver un synonyme plus approprié – il revient sur l’enfouissement des déchets comme il exhume ses souvenirs. Alors parfois, Yvon passe au second plan, derrière l’écran que reflètent les verres de ses lunettes. Ou bien le focus est fait sur cette seule page Word derrière laquelle on l’entend marmonner. Parfois, il parle à la caméra, à la réalisatrice, à nous – à vrai dire on ne sait pas. Et lorsqu’il n’écrit pas, Yvon regarde par la fenêtre de la cuisine, étend le linge, arrose ses plantes et nettoie des poussières invisibles. Alors, il énonce à haute voix ce qui l’irradie tout bas, si bien que le dialogue se fait surtout entre lui et lui-même. Quant à nous, on observe fébrilement les images d’archives de cette usine de décontamination, comme pour illustrer la vie que nous lui imaginons.

La dissociation entre l’image et le son est poussée à son paroxysme quand, en miroir du traitement de texte où Yvon nous raconte sa procédure d’adoption, des images animales défilent à l’écran. Comme du bétail à la foire du coin, il était « le premier prix, celui qu’on se disputait », puis il y eut les conditions de travail hostiles, alimentant l’image qu’il a toujours eu de lui-même – une simple bête un peu bébête. Les mots du petit Yvon s’apposent alors aux images du petit veau prêt à entrer dans l’arène, en reconquête de lui-même. Via l’écriture rétrospective, il plonge fièrement au cœur du réacteur et dévoile son enfance par le seul moyen de mettre en forme ce mal invisible qui le ronge. C’est seulement lors de son rendez-vous médical, lorsque le médecin évoque les risques liés aux rayonnements ionisants, que l’anxiété semble poindre sur son visage et que son regard redevient fuyant. Sur la table d’examen, à nouveau alors, les images des animaux, qui, comme celle de l’uniforme du décontamineur, se mêlent à celles du stéthoscope qui coure sur sa peau.
« Tous ceux-là, qui s’ignorent, sauvent le monde », comme le disait Borges dans Les Justes. Yvon s’est ignoré toute sa vie avant que le soutien de Marie Tavernier ne lui offre l’occasion de s’explorer et d’exister. Nous, humbles spectateurices, on pense à Tchernobyl, à nos familles, plus ou moins dysfonctionnelles, et on s’attache aisément à la parole de cet homme, qui, dans toute sa singularité et sa puissance ne dit que « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». De ce parti pris formel souvent très exigu, l’histoire s’écrit quasiment en huis clos, à l’intérieur de cette maison de fonction, de cette chambre dont Yvon s’apprête à franchir la porte sans jamais se retourner. Et de ce travail de mémoire sensible, le singulier se conjugue au pluriel et l’écriture intime devient universelle.
- Evidence de Lee Anne Schmitt (prix SACEM 2025) et Yvon de Marie Tavernier.
- Crédits photo : Evidence ©Lee Anne Smith.
- Yvon ©Marie Tavernier, La Société des Apaches.