Madeleine Roger-Lacan

Madeleine Roger-Lacan – ”Ajouter un rapport de puissance à la sexualité féminine, un témoignage de plaisir.”

Peintre de l’intime : voici un des qualificatifs qui revient pour parler de la peinture de Madeleine Roger-Lacan. Cette intimité d’habitude prisonnière de nos chambres, Madeleine en a fait un lieu ouvert et joueur, où les conventions picturales s’effondrent pour laisser libre cours aux fantasmes et à cette passion de les suivre à la trace. « Who needs a God when you have a man » écrit Madeleine sur l’une de ses toiles, dans cette écriture fine et ambiguë où se révèlent les destins parfois sombres de l’amour et de la passion. Car dans le monde festif de Madeleine Roger-Lacan apparaissent au loin des larmes, des drames et des vides irremplaçables. Zone Critique a rencontré l’artiste dans son atelier, où prend forme lunivers débordant de l’artiste.

Photo portrait de Madeleine Roger-Lacan. © Timothée Chambovet

Aux ateliers POUSH, où Madeleine Roger-Lacan nous reçoit, l’artiste dispose en ce moment de deux pièces séparées par un petit couloir à moquette grise, leg de cet ancien bâtiment administratif reconverti en centre d’art. On devine vite que ces deux ateliers ne sont pas de trop : chacun est encombré de fragments de dessins, d’aquarelles, et de larges panneaux de bois découpés qui achèvent d’occuper l’espace. Les petits formats côtoient de grandes peintures, dans un ensemble hétéroclite. Mais c’est une sculpture en terre cuite qui attire tout de suite le regard : « Une sculpture très chamottée, sableuse, presque de la pierre, réalisée avec l’aide de la sculptrice Elisabeth Lincot » nous signale Madeleine. On regarde cette représentation de femme nue aux cuisses écartées, dont le visage est recouvert d’un panneau en bois coiffé d’une perruque. Ce matin, Madeleine doit retirer une presse qui a permis de fixer ce masque à l’argile. Madeleine desserre l’étau. Visiblement la colle a pris, et nous voilà devant un visage en larmes, des flots de larmes qui forment une écume blanche à son cou. Une entrée immédiate dans l’univers de Madeleine Roger-Lacan.

Au milieu de ses œuvres en jachère, la peintre parcourt un portfolio plastifié où elle garde une trace d’anciennes compositions dont certaines ont été vendues sans jamais avoir été exposées. Elle tourne les pages, puis s’arrête sur une œuvre plus grande, peinte à même le mur : A story of hair, love and death, réalisée pour son exposition dans sa galerie allemande Eigen+Art en 2024 : « En faisant cette grande fresque, je me suis rendu compte à quel point ma peinture a besoin de s’échapper du cadre de la peinture, de cette convention du châssis et de la toile sur châssis. »

Très tôt, Madeleine a cherché à sortir du cadre rectangulaire de la peinture classique. À sa sortie des Beaux-arts de Paris en 2018, elle expose des toiles envahies d’éléments extérieurs. Des ballons, bouées, fanions, nappes de tissus qui prolongent sa peinture, enroulés dans des mots qui tracent une parole chuchotée. Dans ses dernières expositions l’artiste a pris l’habitude de peindre à même les murs pour révéler un savant jeu narratif entre les toiles, se débarrassant de toute limite formelle. Une énergie communicative dont les titres des œuvres donnent un indice immédiat : Tout ce qui coule hors de moi turn me on ; A sexuel odyssey… Une vitalité qu’on attribue à l’enfance, à une certaine innocence traduite par ces corps aériens, fixés de profil comme des anges de Cocteau. C’est la « ligne du fantasme », comme se plaît à le rappeler Madeleine. Mais à y voir de plus près, ces anges sexués ont des compagnies étranges : dans la fresque berlinoise, on aperçoit sous le lit un squelette posé sur un cercueil. Dans l’univers coloré de Madeleine Roger-Lacan apparaît aussi une lourde présence : des corps au repos qui paraissent finalement trop endormis, et des personnages enlacés qui menacent de disparaître l’un dans l’autre.

A story of hair, love and death (extrait), Madeleine Roger-Lacan, 2024.

On dit que les premières réalisations d’un artiste dévoilent toutes ses recherches futures. La femme montagne, tableau finalisé il y 8 ans, est celui qui a pris pour la première fois le nom d’oeuvre dans la vie de la peintre, après de nombreuses années de recherche. Cette sorte de Venus d’Urbin aux hanches immenses inquiète. Sûrement à cause de ce trou, taillé dans la toile à la place d’un visage absent, interdit. Premier témoignage de cet art de la découpe radicale, prélude à ce qui deviendra une véritable esthétique de l’artiste : provoquer la toile, la percer, la recomposer. L’atelier se fait lui-même le signe de ce travail physique où les fragments sont rois, bouts d’œuvre en cours d’assemblage, prêts à chercher leur destin : « Il y a cette circulation entre mes différentes recherches ».

Pour la jeune peintre, cette étrange habitude de malmener la toile associe un sens inquiet de la recherche à une véritable liberté qu’elle a trouvé loin de l’académisme français : « je peignais des choses puis je les détruisais, je recouvrais de peinture puis je découpais, tout ce répertoire de gestes je l’ai mis en place dans mes trois premières années aux Beaux-arts. Et puis, lorsque je suis partie vivre quelques temps  à Londres,  j’ai commencé vraiment à utiliser la peinture comme quelque chose pour livrer une expérience intime. Je pense qu’avant, je n’étais pas encore prête à ça… »

La Femme Montagne, techniques mixtes sur toile, 200cm x 300cm, 2017

Est-ce à Londres que Madeleine a découvert le travail de l’artiste anglaise Tracey Emin, qu’elle admire tant ? Une autre artiste chez qui les mots lourds, tranchants, charnels, transforment en méditation le spectacle des corps effondrés dans le rouge du sexe et des fluides.  « Dans Tracey Emin, j’ai trouvé de quoi enlever toutes les entraves pudiques qui pourraient empêcher de partager une expérience humaine. »

Comme chez la peintre britannique, Madeleine a fait de la sexualité un thème fondamental : vagins et verges fleurissent, sans provocation toutefois. Son érotisme indique une expérience fondamentale plutôt qu’un désir de troubler. Et c’est toutes les ambiguïtés propres au sexe qui forment la richesse de ses tableaux, ouverts aux émotions les plus contraires : la séduction, la pulsion, la fusion, mais aussi la peur, le dégout, la cruauté et finalement le fond comique de l’expérience d’un corps nu. 

« C’est une façon d’explorer surtout comment la conscience fonctionne, ces strates de désir, de mots, de pensées… Le mot « mind » en anglais parle mieux que conscience, d’ailleurs ». On tente une traduction en français : mémoire, esprit…  Rien à faire, l’équivalent ne vient pas. Mais on comprend que le « mind » de Madeleine ne se vit que dans l’altérité, dans cette présence invisible, énorme et fragile, que les corps créent entre eux, sans quoi il n’y aurait ni deuils, ni joies extrêmes, ni mémoire aucune.
Des sensations trop fortes peut-être pour les contenir dans une forme fixe et systématique… Alors, pour elle qui ne sait peindre sans avoir physiquement vécu ce qu’elle veut représenter, Madeleine laisse « les sujets imposer leur propre cadre », sa seule méthode pour parler d’un choc invisible qu’elle souhaite retrouver dans la peinture, justifiant ce découpage et réassemblage de la toile pratiqué comme une méditation prolongée autour d’une sensation première. « J’ai envie de comprendre le rapport de mon travail au vide, aux coupures qui reviennent toujours, aux fragments qui s’assemblent, ce vide qui s’impose entre les trous dans les toiles. » Et devant cette grande orchidée jaune peinte sur bois qui flotte derrière elle, Madeleine nous prévient : « Il y a quelque chose qui me déplait, car je sens trop le travail de l’imagination. Il va falloir que je redécoupe dedans, dans le bois, pour y tracer une silhouette ».

Réflexion sur le fantastique dans un jardin merveilleux, 2022.

Madeleine écrit, beaucoup, sur la toile comme dans le secret d’un carnet, sans jamais toutefois donner un sens trop précis, revendicatif, à ce qu’elle créée. Mais les aventures de son désir ont parfois à voir avec une vraie narration littéraire, aux échos politiques. Dans Réflexion sur le fantastique dans un jardin merveilleux, une de ses compositions les plus narratives, se joue une histoire au croisement des rêveries de la peintre et d’un événement de la vie d’une autre femme : Marylin Monroe. L’actrice avait été en son temps battue par son compagnon, le baseballer Joe DiMaggio, pour avoir laissé une équipe de tournage filmer sa jupe volante au-dessus d’une grille de métro. L’idée de ce tableau est venue à Madeleine par morceaux, comme toujours : c’est d’abord la tête d’un mannequin de Marilyn qu’un ami lui offrit. Et le reste est venu ensuite.
Assise à côté du visage figé de l’actrice, Madeleine est pensive. Pense-t-elle à ce jardin dans lequel un enfant insouciant courrait autrefois ? Loin de ce paradis vert, les deux artistes flottent sur une petite banquise qui s’éloigne progressivement de ce cadre idyllique.

« Je ne sais pas si vous avez lu Les monologues du vagin, cette pièce féministe des années 90, qui livre les témoignages des rapports des femmes à leur sexualité ? » nous demande-t-elle, debout devant la sculpture accroupie. « Ça m’avait frappée à quel point ce qui se dégageait de ce texte était soit la méconnaissance de la sexualité féminine, soit la souffrance, le viol, l’agression sexuelle. Et je crois j’aimerais ajouter à ces témoignages un rapport de puissance à la sexualité féminine, un témoignage de plaisir, un lieu de puissance ».

Pour l’une des prochaines expositions de Madeleine, où 70 artistes contemporains sont invités par le Centre Pompidou-Metz à choisir une œuvre du Louvre pour en faire une réinterprétation contemporaine, l’artiste a choisi Le Bain Turc d’Ingres. Mais elle entend inverser les modèles : « j’aimerais qu’il n’y ait quasiment que des hommes ». Ces odalisques masculines sont déjà là, sous formes de dessins préparatoires, au repos dans une posture langoureuse et docile. Ils attendent d’être assemblés autour d’une figure centrale, à la guitare. On devine qu’il y aura un peu de Madeleine dans ce musicien qui regarde et préserve son désir. Une autre manière de soutenir le corps féminin dans un élan affirmatif, ce grand Oui, qui par delà les silences et les larmes trace toute la peinture de Madeleine Roger-Lacan.

Instagram : https://www.instagram.com/madeleinerogerlacan/


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