Catherine Bizern

Catherine Bizern : « Le cinéma est un artisanat »

À l’occasion de la 47e édition du Cinéma du Réel, nous avons rencontré Catherine Bizern, directrice artistique du festival depuis sept ans. Quelques jours avant le début des festivités, elle nous a accueillis dans les bureaux du Réel, dans l’effervescence studieuse des dernières préparations. L’occasion de discuter de l’édition à venir, de la santé des festivals en France et de l’utilité du geste documentaire dans nos temps si arides. 

Cette année, exceptionnellement, le Cinéma du Réel n’aura pas lieu à Beaubourg mais dans le Quartier latin. Beaubourg était un lieu très lié à l’identité du festival, comment envisagez-vous ce déménagement temporaire et ce nouvel espace à vous approprier ? 

Nous avons mûrement réfléchi avant d’aller rive gauche. Comme nous allions être privés de notre institution, nous souhaitions vraiment faire quelque chose qui ne soit pas en remplacement mais qui soit complètement différent. Se déplacer dans des salles non-institutionnelles a été une évidence. Depuis mon arrivée au Cinéma du Réel en 2019, nous cherchons à accompagner les films que nous programmons jusqu’à leur sortie sur grand écran ; il était finalement assez naturel d’aller dans des cinémas art-et-essai, qui sont les salles qui les projettent. Par ailleurs, quand nous étions encore à Beaubourg, le Cinéma du Réel était un peu caché par rapport à la cinéphilie parisienne. Cette année, nous ne sommes plus au deuxième sous-sol du Centre Pompidou, mais de plain-pied dans la ville ;  c’est aussi une chance d’accueillir un nouveau public et de créer une rencontre entre le public du Réel et celui du Quartier latin. Nous sommes ravis de notre collaboration avec l’Arlequin, le Saint-André-des-Arts, le Christine et le Reflet Médicis, même si, bien sûr, il faut s’adapter les uns aux autres. 

Ce déménagement multiplie les acteurs du festival : il y avait les organisateurs, les réalisateurs et réalisatrices, les producteurs, et maintenant, les exploitants des salles. 

Jusqu’ici, nous travaillions avec les institutions, dans les salles du Centre Pompidou. Maintenant, nous sommes dans des salles commerciales, qui ont des enjeux différents et des habitudes différentes des nôtres. C’est un sacré exercice, mais il y a un aspect très joyeux de sortir de Beaubourg, d’être en plein air, d’avoir pignon sur rue. Nous avons créé une sorte de constellation au sein du Quartier latin, avec des salles géographiquement très proches. Nous recevons beaucoup d’étrangers et il était important d’aller dans un lieu emblématique de Paris : le Quartier Latin et Saint-Germain-des-Prés sont connus à l’international. 

Vous êtes la directrice du Cinéma du Réel depuis 2018. Quelle est l’impulsion que vous avez voulu donner au festival ? 

Quand on arrive dans une institution, il faut perpétuer l’ADN du festival, tout en le faisant évoluer. Le Cinéma du Réel a historiquement toujours défendu un cinéma ethnographique et sociologique et il a été un des grands porteurs du cinéma direct. Mais je n’ai pas peur de casser le « jouet ». Quand je suis arrivée, j’ai voulu faire évoluer le Réel et en faire un festival de cinéma éminemment contemporain, c’est-à-dire de cesser les rétrospectives ou de n’en faire que de gens vivants. En faire un rendez-vous collectif pour sonder le documentaire dans sa plus grande expansion et essayer de montrer comment il évolue. Nos séances Première Fenêtre transmettent bien cette volonté : il s’agit de capter les tout premiers gestes documentaires. 

Que ce soit à travers Première Fenêtre qui laisse la place à des premières réalisations documentaires de jeunes cinéastes, ou par le public qui se rajeunit d’année en année, on constate une volonté d’intégrer les nouvelles générations dans toutes les strates du festival. 

Il était très important pour moi de faire du Cinéma du Réel le lieu des jeunes cinéastes et des étudiants. Nous avons mis en place un certain nombre de rendez-vous : les films Première Fenêtre sont sélectionnés par des jeunes, il y a aussi un Pass étudiant, un jury étudiant… Nous voulons que les jeunes soient prescripteurs d’un certain cinéma. Même dans Paris DOC, qui est le volet professionnel du festival, nous organisons des tables rondes qui réunissent des jeunes cinéastes et des étudiants autour de questions qui sont essentielles à leurs yeux. Cette année, c’est la question de la légitimité, et l’année dernière, c’était celle du collectif. Ensuite, on termine par un apéro, puisque je pense qu’un festival est aussi un moment de fête : il faut boire et partager de bons moments ensemble.

À côté de la programmation accessible au public, il y a tout un volet professionnel. Comment s’organise-t-il ? 

Tous les festivals qui comptent dans le monde viennent à Paris DOC, et c’est un haut-lieu de rencontre pour tous les acteurs, producteurs, distributeurs, intéressés par le cinéma documentaire. C’est pourquoi nous avons multiplié les rendez-vous, avec un parcours des exploitants pour faciliter le lien entre films et salles, un volet de documentaire de patrimoine, et enfin First Contact, qui est un rendez-vous entre des producteurs et des auteurs qui sont en cours d’écriture. Nous avons étoffé l’offre de Paris DOC, tout en gardant son ADN. Le Cinéma du Réel n’est pas un festival de l’industrie audiovisuelle, c’est un festival de cinéma. Nous pensons que le cinéma est un artisanat, et qu’il faut faire des choses modestes mais de qualité ; c’est pourquoi nous n’accompagnons pas beaucoup de films. Nous faisons du cousu-main. 

“J’ai voulu faire évoluer le Réel et en faire un festival de cinéma éminemment contemporain.”

En 2023, vous avez organisé un programme autour du cinéma direct vietnamien, en 2022 du cinéma africain. Comment envisagez-vous la place du cinéma français au sein du Réel ? 

Nous sommes un festival où il y a beaucoup de films français. Pourquoi ? Parce que c’est le pays qui produit le plus de documentaires et qu’il faut montrer ces films aux professionnels internationaux. Avant, nous avions un panorama du film français et seulement un ou deux films français dans la compétition ; nous l’avons changé. Les films nationaux et internationaux sont dans la même compétition. 

La Compétition est marquante par la diversité des œuvres qu’elle propose, que ce soit dans la durée, la provenance ou le format. Cette année, les films vont de 10 à 119 minutes. C’est assez rare de ne pas cloisonner en plusieurs compétitions, même si les prix sont différenciés. 

C’est vrai. Pour moi, il est important de ne pas faire de distinction. Il en va de même pour les premiers films, qui doivent simplement être pris comme des films : cette année, il y en a quatre, mais nous n’avons pas une compétition séparée. Mais cette réflexion rejoint aussi une de mes convictions : nous sommes dans une période de décroissance et je pense qu’il faut montrer moins de films pour mieux les accompagner, et leur laisser l’espace pour se développer. Chaque œuvre doit être singulière ; si les films se ressemblent trop, ils se font concurrence, ils se mangent les uns les autres. Nous voulons proposer une variété de formes, que le spectateur soit toujours étonné et n’ait pas l’impression d’un déjà-vu. 

Un autre aspect important de notre programmation, c’est d’être aux prises avec le réel, avec le présent. Nous ne faisons pas un festival hors-sol, qui préfère ignorer la guerre à Gaza, Poutine et Trump qui se donnent la main… On fait le festival avec ça. Je pense que le Cinéma du Réel a une marque assez politique, nous organisons beaucoup de rencontres autour de ces sujets. Pour moi, un festival n’est pas simplement un lieu où consommer des films, c’est aussi prendre le temps de s’arrêter, de parler, d’avoir des séances sans projection mais avec du dialogue. 

Cette volonté de composer avec le présent et l’actualité se voit très bien parmi les cinéastes que vous avez invités cette année, notamment avec le réalisateur libanais Ghassan Salhab, qui est venu présenter une sélection de sa filmographie. 

Nous essayons de penser le documentaire en fonction de l’urgence du moment. Cette année, nous étions très marqués par un présent absolument incontrôlable. Que faire ? Nous avions posé la question de l’utilité actuelle du cinéma l’année dernière, mais cette question s’est de nouveau posée très gravement et violemment à tous, cinéastes comme programmateurs, que ce soit face à l’actualité internationale, pendant les élections européennes, la dissolution… Nous avions la sensation de ne plus avoir prise sur rien, d’où la création du programme « Cinéastes en réaction ». Que faire ? Nous avons laissé ces cinéastes tenter d’apporter une réponse, que ce soit avec Ryūsuke Hamaguchi et sa série documentaire sur le tremblement de terre et le tsunami de Fukushima, Wang Bing avec son travail sur la Chine, Julia Loktev et son regard sur la Russie au moment où les journalistes indépendants doivent s’exiler, ou encore Ghassan Salhab pour qui l’urgence est moins de faire des films que de continuer à fabriquer quelque chose. Il est dans l’action ; pas seulement comme cinéaste mais sur Instagram, dans des textes… L’idée était d’être avec Ghassan Salhab dans un moment de réflexion et de donner à voir ce que c’est, faire – et pas forcément que des films. 

Dans un monde qui donne l’impression d’une accélération constante, tant dans le flux continu d’information que les guerres et la violence, la question du geste documentaire peut à la fois paraître essentielle mais aussi futile face à la gravité des situations. En tant que critique, je me pose aussi très souvent la question du faire, de quoi faire, pourquoi faire…

Moi, je me la pose tout le temps. À quoi ça sert de faire ça ? Juste en face de nos bureaux, il y a un tag : « Cinéma du Réel, bourgeoisie culturelle ». C’est vrai, ce serait difficile de nier. Mais en même temps, autant que ce soit nous qui le fassions ! La question du faire est au cœur de l’art : on sait bien que que l’art ne change pas le monde, on en est même désespérés. Mais il est impossible de ne pas faire, de ne pas croire. C’est dans cette tension que tout se passe. Ça ne changera rien, mais faire c’est être vivant, ne pas se laisser fermer la bouche, ne pas se laisser emprisonner, ne pas être dans la servitude. Nous sommes trop souvent dans une servitude consentie. Et peut-être que se déplacer est le meilleur moyen d’en sortir. Notre programmation s’élabore aussi autour de cette question. Ce n’est pas dit aussi clairement, c’est plus subtil ; de film en film, quelque chose affleure, dans l’ambiance, dans la façon dont on présente les films, dans ce qu’on pense, ce qu’on en dit, etc. 

Votre programmation se crée par la rencontre entre les films que vous recevez et les questionnements qui émergent peu à peu de l’actualité et qu’il est important de prendre en compte – d’autant plus quand on s’appelle le Cinéma du Réel. Une des autres réalités du monde des festivals, c’est la baisse générale des budgets de la culture. Comment est-ce que le Cinéma du Réel compose avec ces nouvelles données ?  

Nous avons eu vraiment beaucoup de chance cette année, puisque contrairement à certains de nos camarades, dont par exemple le Festival de Créteil, le festival Premiers Plans d’Angers, ou encore celui de la Roche-sur-Yon, nous avons cette année le même budget que celui de l’année dernière. En réalité, avec l’inflation, nous avons un peu moins de trésorerie, mais nous avons été globalement épargnés. Depuis 2020, nous avons décidé d’une réévaluation des salaires et d’une réduction du nombre de films projetés. Nous ne voulons pas que les salariés soient une variable d’ajustement, ce qu’ils sont trop souvent. Mais je suis toujours inquiète ; une région peut arrêter son financement du jour au lendemain, et nous ne sommes pas forcément sur la même ligne politique que la région Île-de-France. Le problème ne s’est pour l’instant pas posé, mais on ne sait jamais. Et puis, le documentaire, ce n’est pas assez glamour pour que les marques de luxe s’y intéressent ! Dans les prochains mois, je vais chercher des sources de financement supplémentaires ; c’est un vrai enjeu pour la survie des festivals. 

“Le cinéma est politique et il faut le revendiquer tel quel.”

Vous donnez notamment la parole au collectif Sous les Écrans la Dèche, qui met en avant la précarité de ceux et celles qui travaillent dans des festivals.

Quand les festivals se sont créés au milieu des années 80, ils se sont créés de manière très simple. Pendant longtemps, les festivals fonctionnaient avec de jeunes salariés qui travaillaient trois ans et allaient ensuite trouver un poste à plein temps ailleurs. Au fil des années, les festivals se sont professionnalisés car les salariés sont restés d’une édition à l’autre, mais ça n’a jamais été pris en compte dans les budgets. Alors, des personnes qui avaient dix ans d’expérience étaient rémunérés comme ceux qui sortaient d’école, ce qu’ils n’acceptaient pas, à raison. 

Si nous avons une offre riche de festivals documentaires en France, j’imagine que l’économie derrière est assez précaire… 

C’est un milieu fragile, qui est régulièrement mis en danger par le COVID, les réformes de l’assurance chômage ou autre… Les réponses à apporter relèvent souvent du cadre légal. Ce qui serait génial, c’est que les salariés des festivals puissent accéder à l’intermittence. 

Revenons sur l’édition qui va bientôt commencer. En plus de la Compétition, nous avons évoqué le programme Cinéastes en réaction, Première fenêtre, les tables-rondes… Il y a une volonté très forte de créer un espace de discussion, et c’est aussi ce qui me fait dire que, si le festival est une occasion de faire entendre les films et leurs créateurs, il fait aussi entendre sa propre voix : le Réel s’engage, il est véritablement acteur.

Tout à fait. Je crois profondément que le cinéma est politique et qu’il faut le revendiquer tel quel. Aujourd’hui, on ne peut pas – ou en tout cas je ne veux pas – ne pas prendre position. Dans le moment où nous sommes, si on ne prend pas position, on collabore. Selon moi, un festival doit être une maison, pour le public comme pour les cinéastes. Au Cinéma du Réel, tout le monde sait où il met les pieds ; après, on peut être d’accord ou non, en débattre, refuser… Mais nous sommes clairs, tout en restant ouverts. 

Quand je suis arrivée au festival, la notion de documentaire était une notion rejetée par le cinéma et s’appliquait uniquement à des pratiques hors-cinéma : la philosophie, le théâtre, la sociologie… Le mot « documentaire » avait une connotation négative, on préférait parler de « non-fiction film ». Or, j’ai toujours trouvé qu’il était bizarre de définir quelque chose par la négative. Nous avons cherché à revaloriser le terme documentaire, en faisant se rencontrer des personnes qui ont en commun la pratique du documentaire, sans forcément évoluer dans les mêmes champs. Nous avons mis en place le Festival Parlé pour créer un espace de discussion autour de questions qui changent chaque année. Cette année, nous parlons des « savoirs situés », c’est-à-dire d’où viennent les savoirs, mais ça a pu être le regard néo-colonial, une réflexion autour du féminisme, la notion de commun… Des notions toujours plus politiques. Nous voulons donner un espace aux praticiens pour rendre compte de leur manière de faire et le partager avec le public. C’est le véritable sens du festival : être un pont. 

  • Propos recueillis par Pauline Ciraci, le 19 mars 2025. 
  • Crédit photo : ©Florent Drillon.

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