Emma Becker : « je crois que c’est une forme de subversion aujourd’hui, le romantisme »

Depuis le succès retentissant de La Maison, roman dans lequel elle racontait le récit de ses expériences dans deux maisons closes, Emma Becker se distingue de livre en livre pour sa capacité à offrir un regard nouveau sur la sexualité féminine. Dans Le Mal joli, dernière pierre d’une œuvre autofictionnelle en construction, elle raconte son histoire d’amour avec un autre écrivain, et laisse percer l’espoir d’une passion heureuse. Rencontre. 

Pour ce dossier, nous ne souhaitions pas ramener le champ de la littérature érotique à une définition bien précise, mais au contraire la construire avec les auteurs. Quelle est votre définition de la littérature érotique ? 

C’est compliqué de donner une définition… Je crois qu’il y a très longtemps eu la littérature érotique théorique, dans laquelle on a pu enfermer les théoriciens chiants comme Bataille, par exemple, et ensuite il y a la littérature érotique qui pour moi célèbre la chair, qui est là pour émoustiller, pour susciter des questions. Je crois que la littérature, c’est le discours autour du désir, autour de sa mécanique, de sa satisfaction. 

Est-ce que vous considérez faire de la littérature érotique ? 

Moi je n’ai jamais considéré que je faisais de la littérature érotique, mais comme je me suis souvent réclamée d’un héritage, et que j’ai beaucoup lu de littérature érotique… C’est vrai que très tôt, dans mes livres, il y a avait des scènes érotiques. Moi j’ai l’impression de parler d’intimité, de rapport entre hommes et femmes et entre femmes et femmes, enfin, de rapports entre êtres humains. Je n’ai pas l’impression de faire de la littérature érotique dans le sens où mon but n’est pas d’émoustiller le lecteur. 

Cela me fait penser à la remarque de Vincent, un personnage de votre roman L’Inconduite. Il écrit dans une lettre érotique que ce qu’il fait est « performatif », qu’en l’écrivant il performe un acte sexuel. Est-ce que certaines scènes de vos romans, en particulier les lettres, visent à émoustiller, à faire bander ? 

Effectivement, il y a quelque chose de performatif dans la littérature érotique.

Bien-sûr. La distinction, pour moi, c’est que ce n’est pas le lecteur que je cherche à faire bander, c’est souvent quelqu’un d’autre, qui est aussi un lecteur mais qui est une des personnes pour lesquelles j’écris ce livre. Effectivement, il y a quelque chose de performatif dans la littérature érotique. Dans la correspondance entre Antonin et moi, il y a quelque chose de performatif. Quand on écrit à un homme je t’embrasse ou je te suce, ou tout ce qu’on veut, on est en train de le faire à distance, je pense. L’intégration de ces lettres vise un but beaucoup plus large, en tout cas ce n’est pas de la démonstration. Je me suis toujours posé la question de savoir si j’allais mettre ou non ces échanges dans mes livres parce qu’on pourrait justement avoir l’impression qu’il pouvait y avoir quelque que de l’ordre de regardez-moi faire mon numéro de claquettes, mais il y a toujours un but sous-jacent. En l’occurrence, dans Le Mal joli, j’ai voulu inclure la correspondance parce que sinon, dans une histoire de passion amoureuse, cela restait un peu unilatéral : on savait très bien ce qu’il se passait dans ma tête, mais il pouvait y avoir une certaine confusion sur ce qui tenait Antonin à moi par exemple. Inclure cette correspondance, c’était aussi parler de son désir à lui, de ses empêchements à lui, de ses difficultés à mener à bien cette histoire tout en continuant sa vie.

Est-ce qu’il y a une forme d’émulation entre amants écrivains ? Vos lettres sont souvent plus longues, ce sont souvent de grands morceaux de bravoure, alors que les lettres d’Antonin sont souvent plus courtes, moins construites. 

Il faut savoir que cette correspondance fait 400 pages et qu’il a fallu en prendre des morceaux. Les morceaux que j’ai choisis, je les ai choisis parce qu’ils révèlent quelque chose. Toutes les heures que je peux passer à écrire ou à faire autre chose, je préfère les passer à divaguer pendant des pages et des pages sur cet amour parce que c’est la seule chose qui m’occupe. Le choix que j’ai fait dans les lettres de l’amant traduisent son malaise. Ce sont des moments où on le sent, lui, empêché par quelque chose. Mais il y a un grand plaisir à lire ce malaise et ce manque, parce qu’ils sont devenus à ce moment-là toute sa vie.

C’est beau de voir cette manière que vous avez de sublimer ces moments d’empêchement. En termes de style, ce sont les moments forts du roman. Est-ce que vous considériez ces lettres comme un exercice de style ? 

Moins qu’écrire le livre. On se perd dans cette écriture parce que c’est notre seul moyen de communiquer. A ce moment-là, on a instauré cette règle tacite de nous écrire un seul message par jour, parce que, si on écrivait un seul message par jour, on parviendrait à maintenir ça dans un cadre raisonnable. Sauf que ces messages-là se mettent à faire 25 pages parce qu’on n’a pas envie de s’arrêter de parler, et qu’on n’a pas envie non plus d’empiéter sur la vie privée de l’autre en lui envoyant trop de messages, en l’accaparant, en le poussant à se détacher encore plus de son existence. Il faut savoir aussi qu’on a tous les deux l’impression à ce moment-là d’être à l’apogée de notre art. c’est comme si on avait attendu ce moment-là pour écrire. Les moments où on se sentait le plus écrivain, c’est quand on s’écrivait l’un à l’autre. C’est un vice, c’est une passion, c’est notre seul moment de repli. 

C’est beau de dire qu’à l’apogée de votre passion vous étiez aussi au sommet de votre art, parce que vous êtes tous les deux écrivains. 

C’est ça. En dehors de tout ce qui nous rapproche à ce moment-là, moi j’avais l’impression d’avoir attendu cet homme toute ma vie. 

Il y a une sorte de progression de La Maison au Mal joli dans votre manière d’aborder le corps et l’esprit. Dans La Maison, où vous racontiez votre expérience dans une maison close, et même dans L’Inconduite, qui en était en quelque sorte l’après-coup, il y avait toujours une profonde division entre les deux. Dans un entretien avec Catherine Millet, vous disiez que vous aviez l’impression que ces deux choses étaient toujours divisées, et que vous attendiez justement d’être enfin pleinement dans votre corps. J’ai l’impression qu’on arrive à ce point-là dans Le Mal joli, qu’il y a une forme d’achèvement, de clôture dans ce qu’annonçait La Maison

Depuis La Maison, mais même depuis mon premier livre, M., c’est vrai que je suis assez fascinée par cette séparation de la tête et du corps, que je sens en moi et que Catherine Millet a été la première, selon moi, à mettre en mots. Je pense que la facilité avec laquelle j’ai pu faire mon expérience dans la Maison, en ressortir de bonne humeur, sans me sentir détruite, c’est aussi parce que je ressentais cette division en moi qui me protégeait de beaucoup de déceptions, de violences. 

J’avais pris pour moi cette décision que le sexe ne serait jamais un objet de dépit, ou en tous cas jamais un objet de souffrance, que je réussirais à en faire, soit des histoires drôles, soit des histoires dont j’apprendrais quelque chose. Mais c’est vrai que j’ai couru longtemps après le désir d’un homme qui réussirait à me réunir, qui réussirait à faire que je sois vraiment présente pendant que je fais l’amour. Je ne pense pas être la seule femme de ma génération à avoir ressenti cette division, explicable de manière très simple et d’une bêtise à pleurer. Quand on est toute sa vie éduquée dans la perspective de servir sexuellement l’homme, on apprend à en tirer un plaisir annexe, qui n’est pas forcément le plaisir de la chair, qui est un plaisir intellectuel proche du voyeurisme. On se regarde soi-même faire l’amour, on se regarde laisser à l’autre un plaisir impérissable. Intellectuellement ça nourrit beaucoup, mais cela suscite des réactions qui sont de l’ordre de : moi, qu’est-ce que j’en ai tiré de ça, physiquement ? J’ai souvent eu la naïveté de penser que parce qu’un homme réussissait à m’émouvoir physiquement, j’en étais amoureuse. Cela ne pouvait pas se résumer à j’ai été bien baisée, non, il s’est bien passé quelque chose, je suis amoureuse de cet homme-là.

Justement, vous avez parlé de voyeurisme. Il y a quelques années Iris Brey parlait de cette idée que le voyeurisme était le propre du regard masculin. Il y a une forme de voyeurisme dans les derniers chapitres de La Maison, quand vous mettez à la place d’un client. Est-ce que vous considérez que le voyeurisme est le propre du regard masculin ? Est-ce pour vous une mauvaise chose ? 

Moi je ne pense pas. Pour le coup, je trouve ça très essentialisant de dire que le voyeurisme serait le propre d’un regard masculin. Je crois que les femmes se regardent beaucoup. Pendant longtemps, ce que je préférais quand j’étais en train de baiser, c’était de me regarder de haut, c’était de regarder ce qui était en train de se passer. J’ai eu quelques expériences dans des clubs échangistes ou alors dans des trucs collectifs, parce que, pour une fois, je pouvais voir l’homme avec qui j’étais en train de baiser une autre nana, et j’arrivais à imaginer le regard qu’on posait sur moi en faisant l’amour. Moi je trouve ça fascinant. Pour moi le voyeurisme, si on doit en faire quelque chose de féminin ou de masculin, c’est quelque chose de féminin. On est très habituées à se regarder, à imaginer ce que l’autre voit. Ce n’est certainement pas le voyeurisme masculin, c’est un autre genre de voyeurisme. Mais parler de voyeurisme comme de quelque chose de proprement masculin, je trouve ça un peu simpliste, parce qu’on considérerait que le voyeurisme ferait de l’autre une sorte d’objet passif de convoitise, que ce serait une forme de violence, et que la violence n’est que masculine. Je crois que c’est une erreur. Je crois que la violence n’a pas de sexe ni de genre. Je crois que le voyeurisme est utilisé différemment selon qu’on est un homme ou une femme. Peut-être que l’homme regarde parce que le spectacle lui est plaisant. 

Et il y a un plaisir de voir : dans Le Mal joli, le désir s’étend jusque dans la description du cabinet d’Antonin, dans La Maison, ce désir là était perceptible jusque dans votre soin à décrire les rideaux, les serviettes. Le plaisir de la chair s’étend jusque-là. 

Le décor, c’est la chair. Les lieux dans lesquels on reçoit l’amant. Les lieux dans lesquels on se met en scène concourent toujours au désir. Et puis le plaisir sensuel n’est pas toujours sexuel. Tout à l’heure, j’ai déposé mon enfant à la crèche, et tout d’un coup j’ai senti une odeur de cantine qui m’a arrêtée pendant deux minutes parce que je me souvenais avoir senti cette odeur à la maternelle. Ça a fait remonter des souvenirs. La sensualité n’est pas forcément la sexualité. J’ai une gourmandise pour les lieux, les odeurs, les lumières. Je suis quelqu’un d’extrêmement sensuel à la base, que la fréquentation des hommes a transformé longtemps en une espèce de monstre frigide, mais qui était animé par une envie d’absorber toutes les sensations. Si je les décrivais sur le papier, j’avais la capacité de  sentir ces sensations. 

Cette notion de frigidité revient régulièrement dans vos romans. C’est quelque chose que j’ai du mal à comprendre dans des romans aussi sensuels, aussi proches de vos sensations. 

J’ai passé une bonne partie de ma vingtaine à baiser sans trop savoir pourquoi. J’étais très contente de le faire, c’était mon activité favorite, mais physiquement l’idée du plaisir, de l’orgasme, de l’achèvement m’était beaucoup moins importante que l’idée de la montée des escaliers, de la montée du désir. Pour beaucoup d’hommes que j’ai baisés, j’aurais pu m’en tenir à l’idée de pouvoir, à l’idée d’être sur le point de, mais comme je suis, je pense, un peu trop honnête intellectuellement et avec une envie de plaire qui m’a menée à bien des extrémités, je n’ai jamais voulu m’en tenir à la monté des escaliers. Je suis trop curieuse pour ça. Je me dis qu’on ne sait jamais ce qu’il peut se passer, qu’il pourrait y avoir des miracles derrière cette porte fermée. Mais cette idée de frigidité ne m’étonne pas, et je ne pense pas être la seule à la partager. Le regard de l’homme, qui est pourtant le graal, a quelque chose qui vous inhibe. C’est très compliqué d’être soi quand on est regardé par l’homme qu’on aime, par l’homme qui nous convoite. Il suffit de prendre un exemple tout simple : quand vous êtes dans votre chambre, vous pouvez jouir en deux minutes. Il suffit qu’il y ait un homme dans la pièce pour que brusquement ça prenne une demi-heure. Je pense que beaucoup de femmes sont dans le même cas. Très longtemps, ça m’a suffi que l’homme prenne son plaisir, c’était mon plaisir à moi aussi. C’est presque pervers comme façon de fonctionner. C’est cette division entre la tête et le corps que je trouve très difficile à surmonter. Tout est une question de confiance, et c’est difficile de s’abandonner. Pour s’abandonner à un homme, il faudrait que l’homme cesse de nous regarder. J’ai toujours eu l’impression de mieux baiser quand je connaissais très bien l’homme avec lequel j’étais qu’avec un type comme ça que je croise à une soirée, et avec lequel je peux bien baiser, mais avec lequel je n’ai pas forcément besoin de jouir.

Quelque chose revient souvent dans Le Mal joli quand Antonin s’adresse à vous, c’est la phrase : « tu es plus écrivain que moi. » Avez-vous l’impression de jouir d’une plus grande légitimité que d’autres femmes qui ont traité des mêmes sujets dans leur œuvre ? 

Complètement. J’ai reçu un accueil que je souhaite à quiconque écrit des livres. Mais je pense qu’à vingt ans, au moment où j’ai commencé à écrire, j’écrivais sur des thèmes que tout le monde trouvait sulfureux et qui pour moi était déjà sur une histoire d’amour, et qui forcément contenait des scènes de sexe. Mais quand vous avez une autrice de vingt ans qui arrive avec un bouquin où elle parle comme ça d’un homme plus vieux avec lequel elle a une histoire passionnelle, il est très facile d’un point de vue marketing d’en faire ce qu’on a fait de moi, c’est-à-dire une autrice scandaleuse, et ça, c’est une image qui me suit de livre en livre. La question c’est : qui écrit de l’érotisme aujourd’hui ? Qui écrit sur les relations entre hommes et femmes ? Je pense qu’il n’y a pas beaucoup de nana, mais je pense qu’il n’y a pas beaucoup d’hommes non plus. Je pense que c’est un thème qui est un peu laissé de côté. Je n’ai pas d’urgence à me comparer à d’autres femmes qui écrivent, de la même façon,je n’ai pas non plus d’urgence à lire des femmes plutôt que des hommes. Cette urgence que des femmes lisent d’autres femmes ou soient comparées à d’autres femmes confine à l’infantilisation, si on pouvait comparer de la littérature à de l’athlétisme : il n’y a pas de catégorie femme ou de catégorie homme, c’est ce clivage qui nous met dedans depuis le début. 

Justement, en préparant le sommaire de ce dossier, on s’est rendu compte que, dans la littérature contemporaine, seules les femmes parlent de ces sujets-là. On a eu du mal à parler des hommes. Peut-être que c’est plus difficile aujourd’hui pour les hommes d’en parler parce qu’il y aurait une peur de voir une certaine violence dans leur propre désir. 

C’est parce que les femmes ont depuis quelques années une plus grande urgence à expliquer aux hommes et à elles-mêmes ce qu’est l’intériorité d’une femme.

C’est parce que les femmes ont depuis quelques années une plus grande urgence à expliquer aux hommes et à elles-mêmes ce qu’est l’intériorité d’une femme. Jusque-là, elle a toujours été décrite par les hommes, imaginée par les hommes, rapportée par les hommes avec un biais évident. La présence des femmes dans ces domaines-là témoigne d’un progrès, d’une certaine libération de la parole. Je crois que les hommes n’ont jamais eu autant intérêt à décrire le sexe que maintenant, justement pour défaire tout un tas de malentendus. Il y a un ras-le-bol de la sexualité masculine parce qu’elle a longtemps été racontée que de façon très martiale, victorieuse, comme une espèce de suite de conquête, mais il existe une littérature d’hommes qui parle de sexualité comme de quelque chose qui vous glisse entre les mains, devant laquelle on n’est pas constamment dur. On parle énormément de sexe, le problème c’est qu’on en parle mal, et je pense que les femmes se disent qu’il y a un travail de fond à faire sur la manière dont on perçoit la sexualité féminine. Les femmes, je crois, en ont marre de ne rien comprendre à leur sexualité, que leur sexualité leur soit vendue comme quelque chose de très complexe, qu’il ne faut d’ailleurs pas trop chercher à comprendre. Je crois qu’il y a énormément de femmes qui ont traversé leur vie en se disant : un jour, le plaisir sexuel me tombera dessus, je ne sais pas quand, quand je serais prête, alors que c’est quelque chose à prendre en main et à revendiquer. Bien sûr que les femmes ont plus d’urgence à en parler. 

Vous n’hésitez pas à renouer avec un certain sentimentalisme dans Le Mal joli. Les écrivains ressentent souvent un malaise à l’idée d’être sentimental. 

On se méfie à raison du sentimentalisme. Mais je crois que c’est une forme de subversion aujourd’hui, le romantisme, à une époque où on est tous d’accord que le cul et l’amour ne sont pas la même chose. Que je puisse dire à 35 ans, après tout ce que j’ai vécu, que j’ai rencontré l’homme que j’ai attendu toute ma vie, c’est bien le signe que tout n’est pas que cynisme et que tout n’est pas que froideur. Si vous regardez bien, je suis déjà très sentimentale dans La Maison. Je n’aime personne dans cette maison, mais j’aime la Maison. Mes livres sont toujours des livres d’amour, c’est juste que ça ne concerne pas toujours un homme. 

Emma Becker, Le mal joli, Albin Michel, août 2024


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