En compétition au festival Cinéma du Réel 2025, Selegna Sol d’Anouk Moyaux suit Gibran, jeune Mexicain naturalisé, et son parcours dans un Los Angeles qui n’est plus à conquérir mais à fuir. Un questionnement identitaire qui prend les atours mélancoliques d’une dernière virée entre amis dans les collines d’Hollywood. La réalisatrice a bien voulu partager avec nous les coulisses du tournage.
La première chose qui saute aux yeux c’est l’image, le grain de la pellicule 16mm. On dirait que le film date des années 70’. Pourquoi avoir choisi un tel format d’image ?
Anouk Moyaux : En 2020, j’ai intégré le Laboratoire L’Argent, un laboratoire artisanal de développement 16mm, à Marseille. J’avais déjà filmé en numérique mais en tant qu’artiste visuelle j’étais attiré par l’aspect matériel du support pellicule. C’est dans ce contexte que j’y ai rencontré des cinéastes et des plasticiens qui m’ont partagé leur savoir et qui m’ont tout appris de ce que je sais du cinéma. Cela a été mon école en quelque sorte.
De fait, le médium 16mm s’est imposé progressivement mais pas tant pour ses qualités formelles, ou pour l’époque qu’il invoque, mais plutôt parce que c’était les outils (caméra, scanner, optiques) auxquelles j’avais accès et que c’était une écologie de travail que je souhaitais garder tout au long du processus de fabrication du film. Entre pratiquants de cinéma analogique on s’entraide, on se fait des retours sur les films des uns et des autres. C’est une communauté.
Par ailleurs, le dispositif formel (cadrage, voix off, surimpressions) donne parfois la sensation de visionner une fiction. C’était un parti pris voulu en amont du tournage ? Y a-t-il une part de mise en scène dans certaines scènes ?
Anouk Moyaux : Filmer en 16mm est très différent de filmer en numérique. On ne peut pas laisser tourner la caméra en continu et choisir au montage les passages intéressants car la pellicule coûte trop cher. C’est un médium qui amène à faire beaucoup de choix en amont du tournage et qui induit inévitablement une forme d’écriture et de rapport à la mise en scène. Mais, selon moi, ce n’est pas parce que l’on met en scène le réel qu’il s’agit de fiction. Je ne crois pas au fait que le réel puisse être enregistré de manière objective, ainsi chacun trouve ses propres stratégies pour approcher le réel et rendre compte au plus près de sa réalité et de celle des gens filmés.
Pourquoi cette focalisation sur les mains via les inserts (échange de billets, voyante qui lit l’avenir, comparaison des lignes de vie de la bande d’amis…) ?
Anouk Moyaux : Lorsque je préparais le film, nous avions beaucoup de discussions sur la question des choix. Nous étions tous et toutes à des moments charnière de nos vies et Gibran ne savait pas où il voulait vivre, même s’il avait l’intuition qu’il fallait qu’il retourne au Mexique. Ainsi, j’enregistrais à l’audio des discussions dans lesquelles je posais des questions telles que « Comment faites-vous des choix dans la vie ? » ou alors « Croyez-vous au destin ? ». Puis dans un deuxième temps, j’ai cherché une traduction visuelle de cette idée. Les lignes de la main me paraissaient être une métaphore idéale car la paume est comme une cartographie, avec des chemins qui se croisent et qui s’éloignent. Par ailleurs, Los Angeles regorge de « palm reader » qui pour vingt euros peuvent vous lire l’avenir.
Puis j’ai voulu aller filmer les mains dans des situations plus triviale, (les mains de Gibran qui travaillent et qui reçoivent de l’argent par exemple) comme pour appuyer le fait que les marques que nous portons au creux de nos mains sont tout autant des signes du présent et des conditions sociales dans lesquelles nous vivons que des traces dans lesquelles on peut percevoir l’avenir. Je trouve ce paradoxe beau.
« Je ne sais même pas ce que je fais » dit Gibran dans un moment mélancolique. Il veut s’installer au Mexique alors qu’il vient, paradoxalement, d’obtenir la nationalité américaine. C’était une façon pour lui de faire le deuil de la mythologie de l’american dream ?
Anouk Moyaux : Je pense qu’il y a beaucoup de gens dans cette situation paradoxale, qui passe des années à acquérir la nationalité, qui font des sacrifices en se disant « Bon peut-être que dans un an, je l’aurais », sauf que chaque année on vous fait miroiter que l’année prochaine sera la bonne. Cela met les gens dans une situation de dépendance, où ils sont prêts à accepter n’importe quels jobs à des tarifs concurrentiels. Puis, lorsqu’ils ou elles ont enfin leur nationalité, ils et elles sont fatigués et se sentent même parfois humiliés. Ils et elles se demandent pourquoi ils ont couru après ce rêve. Je pense que cette phrase de Gibran traduit ce désarroi.
“Ce n’est pas parce que l’on met en scène le réel qu’il s’agit de fiction.”
Comme New York, Los Angeles véhicule un imaginaire cinématographique foisonnant. Vous étiez vous-même nourrie de cet imaginaire ? On a l’impression que, par son aspect tentaculaire autant que ses variations de lumière, c’est la ville parfaite pour les expérimentations visuelles.
Anouk Moyaux : Bien sûr, je suis arrivée à Los Angeles en 2016 pour une résidence artistique de trois mois, avec en tête une image précise de cette ville, qui m’avait été véhiculée par les films hollywoodiens que je voyais avec mon père quand j’étais ado. Mon premier geste quand j’ai voulu filmer cette ville a donc été de partir à la recherche de ces images d’Epinal. La voiture sur la colline avec les trois amis qui admirent la vue était pour moi le point de départ de cette mythologie que je cherchais dans le paysage. Puis une fois que j’avais trouvé tous les paysages que je voulais filmer, je me suis demandé comment faire un pas de côté, ou comment filmer cette mythologie tout en la déconstruisant petit à petit. Cela s’est traduit par pleins de choix différents tel que l’expérimentation visuelle (surimpressions de deux paysages l’un sur l’autre), l’expérimentation sonore (rapport de contraste entre son et image) ainsi que filmer des lieux emblématiques tel que la rivière qui traverse Los Angeles (décor de film hollywoodien tel Grease, Drive, Chinatown).
« Savez-vous qui vous êtes ? » interroge un panneau en plein cœur de la ville. Gibran peut-il répondre à cette question désormais ? Ou est-ce davantage une adresse au spectateur ?
Anouk Moyaux : Ni l’un, ni l’autre. J’avais envie de filmer des panneaux vide de sens, détruits par le temps et les intempéries et des panneaux qui au contraire veulent trop parler. Ce panneau apparaît dans une séquence de « symphonie de ville » inquiétante, et j’ai eu la sensation que c’était ce qu’aurait dit la ville de Los Angeles si elle pouvait s’exprimer. C’est une phrase qui résonne avec les croyances occidentales actuelles liées au développement personnel. Je trouve qu’il y a cette injonction très forte à trouver de l’unité et de la perfection dans chacun d’entre nous. À trouver qui nous sommes vraiment, en somme. Alors qu’au contraire le personnage de Gibran célèbre plutôt l’éclatement, la pluralité et la complexité de l’individu qui est pris dans des contextes politiques, relationnels et sociaux.
- Propos recueillis par Sylvain Métafiot, le 30 mars 2025.
- Selegna Sol d’Anouk Moyaux.
- Crédit photo : ©Renaud Perrin.