ENQUÊTE. Sur YouTube, les vidéos d’entrepreneurs qui mêlent développement personnel, conseils en séduction et en finance, et discours sur la place de l’homme dans les sociétés contemporaines prolifèrent. Cette tendance, tout droit venue des pays anglo-saxons, pose la question des liens troubles entre développement personnel et masculinisme.
« Sans arme et sans coup, vous ne pouvez pas violer une femme, ce n’est pas possible. Essayez avec votre sœur ou votre cousine ». Ces paroles, prononcées par Stéphane Édouard, youtubeur et coach en séduction qui dirige l’entreprise/blog Hommes d’influence, lui ont valu d’être désinvité d’un débat à l’université de Toulouse pour la journée internationale de la femme en 2023.
Édouard, qui se présente souvent comme sociologue, mêle dans ses vidéos YouTube attaques contre le féminisme, injures sexistes et discours politique de droite dure. Parmi ses vidéos les plus remarquées figure celle où il s’entretient avec l’ancienne porte-parole de Génération Identitaire Thaïs d’Escufon, elle-même devenue influenceuse masculiniste. L’influenceur peint dans ses articles et interventions l’image dystopique d’un « monde sans hommes » et agite le spectre d’un « projet eugéniste » mené par les féministes et les sociétés « woke ».
Le développement personnel comme guide de survie
Il s’adresse à un public exclusivement masculin et plus précisément à des hommes déboussolés qui se demandent comment « rester sexué à l’ère #MeToo ». Ayant dressé le portrait d’un monde où les hommes sont menacés d’extermination, Édouard offre un guide de survie : le développement personnel, outil de réinvention d’une masculinité prise d’assaut. « Le développement personnel est une étape intime de l’homme qui confronté à soi-même [sic], doit mettre son ego de côté et mettre à profit les outils lui permettant de dépasser ses croyances, » écrit-il.
« Le développement personnel est plus qu’un raccourci, c’est une étape pour les hommes qui veulent échapper à leurs déterminations (sociologiques, économiques, physiques, etc.) et mener la vie la plus intéressante et la plus séduisante possible. » Si son acception d’une vie intéressante laisse entrevoir peu de détails, la description des programmes qu’il offre est tout aussi sommaire et enveloppée dans une rhétorique marketing.
Édouard propose entre autres un abonnement à sa « communauté VIP », un programme de 12 semaines pour « vaincre sa timidité » et un cours d’entrepreneuriat en ligne, équivalent intellectualisé des vidéos intitulées « comment gagner de l’argent rapidement » qui polluent notre fil d’actualité. Ceux qui seraient en reste peuvent également lire son livre L’école des hommes ou consulter les différents articles de son blog, regroupés sous de rubriques qui portent les noms suivants : « avoir confiance en vous », « améliorer votre body language » ou encore « vous améliorer en général ».
Des modèles anglo-saxons
L’usage du franglais, outre le reflet d’un langage start-up, témoigne des sources d’inspiration d’Édouard. L’essor d’entrepreneurs qui mêlent développement personnel, conseils en séduction et en finance, et discours sur la place de l’homme dans les sociétés contemporaines, et dont le modèle économique repose sur la captation de l’attention sur les réseaux sociaux, est une tendance tout droit venue des pays anglo-saxons.
Outre-Atlantique, les coachs en séduction ou pick-up artists (traduction : « artiste de la drague ») – dont les plus notoires sont l’ancien youtubeur américain Julien Blanc ou le bloggeur Roosh V – ont émergé dans les années 2000 et ont gagné en popularité à l’ère post-Trump, et après la pandémie.
Au Royaume-Uni, l’ancien participant à l’émission de téléréalité Big Brother devenu influenceur masculiniste, Andrew Tate, a amassé en 2022 des milliards de vues sur TikTok, avec un discours qui mêle misogynie extrême, mégalomanie puérile – « je suis un dieu » aime-t-il dire – et exhortations à la confiance en soi. Ce modèle, parfaitement huilé pour l’économie de l’attention, a fait de lui en 2022 la personne la plus cherchée sur Google. Tate, arnaqueur professionnel accusé de traite d’êtres humains et de proxénétisme aujourd’hui en détention en Roumanie, est l’une des personnalités les plus visibles d’une génération d’auto-entrepreneurs qui ont compris que la vente de leurs programmes est proportionnelle à leur capacité à inspirer chez les hommes un sentiment d’insécurité.
L’optimisation de soi
L’idée que la masculinité est prise d’assaut à l’ère #MeToo est mise en avant par ces influenceurs pour convaincre les hommes qu’ils ont besoin de se réinventer sous peine de disparition. Le masculinisme, courant de pensée teinté de conspirationnisme qui sous-tend que les hommes, loin d’être les bénéficiaires des sociétés patriarcales, en sont en réalité les grands opprimés, crée un faux problème auquel il apporte une réponse simple : l’optimisation de soi. Il n’est donc pas étonnant que le masculinisme, courant de pensée qui se répand à grande vitesse dans les pays occidentaux, soit aujourd’hui l’un des vecteurs les plus populaires de l’industrie proliférante du développement personnel.
Le masculinisme, courant de pensée teinté de conspirationnisme qui sous-tend que les hommes, loin d’être les bénéficiaires des sociétés patriarcales, en sont en réalité les grands opprimés, crée un faux problème auquel il apporte une réponse simple : l’optimisation de soi.
Dans cette perspective idéologique, l’insécurité sexuelle et l’insécurité économique que de plus en plus d’hommes ressentent dans les sociétés néolibérales atomisées et précarisées, sont mises en miroir. Le projet d’amélioration de soi prôné par les influenceurs masculinistes, en France comme outre-Atlantique, est toujours le même et porte sur trois aspects : le corps, (qui doit être optimisé via la musculation et des exercices d’auto-contrôle), les femmes (qui doivent être séduites et dominées) et l’indépendance financière (qui doit être acquise en prenant part à des formes prédatrices d’enrichissement en ligne, comme les crypto-monnaies ou des investissements risqués en bourse).
L’homme en quête de développement personnel doit s’atteler à obtenir ce que le patriarcat et des décennies de néolibéralisme lui ont appris à vouloir : des muscles, des femmes et de l’argent. Toute forme de référence à un projet politique, au bien commun ou à la collectivité est absente de cet idéal de développement personnel. Les « communautés VIP » enferment les hommes dans des groupes structurés qui utilisent des techniques de recrutement sectaire. Leur vision du monde complotiste permet de les mettre en compétition et de leur vendre toujours davantage de promesses d’optimisation.
Certains influenceurs masculinistes font appel de manière épisodique à des bribes de philosophie grecque et de pratiques ancestrales, du stoïcisme à la méditation, pour se donner un vernis de profondeur. Loin d’aider la pensée critique sur la masculinité ou de proposer une réflexion morale et philosophique, ces pratiques relèvent de ce que les anglo-saxons appellent le biohacking et doivent, en encourageant l’auto-contrôle, faire des hommes des individus parfaitement optimisés pour « gagner » la guerre des sexes et rester intacts dans des économies précarisées.
Le masculinisme sous-tendu par le développement personnel fonctionne ainsi comme un système de vente pyramidale qui repose sur le recrutement de toujours plus d’hommes à la cause masculiniste, et dont les insécurités peuvent être financièrement exploitées par des influenceurs en vogue comme Édouard, qui cumule environ 400 000 abonnés. L’abonnement à sa communauté VIP, dont il promet en termes très vagues qu’elle donne accès à des conseils sur mesure, coûte 167 euros par mois.
Si ces formations en développement personnel sonnent creux (voir le « s’améliorer en général » d’Édouard), c’est parce qu’elles le sont. Aucun conseil en développement personnel offert par ces influenceurs n’a de substance. Les conseils prodigués par Tate, comme l’ont montré des journalistes d’investigation qui ont infiltré sa communauté, sont un mélange superficiel de programmes de musculation, de conseils en investissement en crypto-monnaies, et surtout de recrutement d’autres hommes à l’arnaque orchestrée par Tate.
L’idée de la nécessité du développement personnel se suffit à elle-même. Dans un système de pensée où les hommes sont convaincus d’être opprimés, les appels à l’amélioration de soi prennent de nouvelles formes et se déplacent vers de nouvelles lubies. L’échec du développement personnel est inscrit dans la logique même du masculinisme. Le masculinisme comme machine entrepreneuriale doit s’assurer que les hommes continuent à croire qu’ils ont besoin des conseils prodigués par ses représentants (plutôt que, par exemple, de psychothérapie ou d’engagement pour la collectivité ou le bien public).
Aux origines du masculinisme : le mouvement mythopoétique
Il n’est donc pas surprenant que le lien entre masculinisme et développement personnel, bien qu’exacerbé par le néolibéralisme, soit aux racines mêmes du mouvement. Le masculinisme est né aux Etats-Unis dans les années 1980 en réaction aux avancées de la seconde vague féministe. Le mouvement dit « mythopoétique » incarné par le poète Robert Bly et son best-seller L’homme sauvage et l’enfant, visait à faire advenir une nouvelle masculinité dans un monde bousculé par le féminisme, par les biais de retraites spirituelles et d’ateliers en pleine nature.
Ce mouvement a trouvé son essor sur fond de libéralisation, de dérégulation reaganienne, d’ascension d’une culture de la responsabilité individuelle et de développement de la popularité des salles de sport aux Etats-Unis. Le mouvement mythopoétique, fondé sur un mélange de philosophie jungienne vulgarisée et de contes folkloriques, trouve son itération contemporaine dans des retraites pour hommes de plus en plus populaires qui essaiment dans les pays occidentaux et invitent les hommes à s’interroger sur leur masculinité autour de séances de yoga, d’ateliers de respiration et de baignades en eau froide (entre autres).
Parmi les nombreux exemples de ce type de retraites figure l’Embodied Men’s Leadership Programme mené par le coach John Wyland sur la côte ouest américaine. Il propose un programme de six mois qui promet aux hommes « d’aiguiser leur conscience », de « clarifier leur rôle dans le monde » et de devenir « maîtres de leur énergie sexuelle obscure », pour la somme de $9,900. Ce programme semble principalement chercher à répondre à la crise de la quarantaine des cadres de la Silicon Valley. Les participants se voient offrir quelques heures de coaching, l’accès à une communauté VIP (là aussi) et une « immersion privée dans le désert ».
Si certaines initiatives se veulent progressistes et plus abordables, le discours politique qu’elles transmettent n’est jamais loin de la vision essentialiste de la masculinité prônée par leurs ancêtres. Le ManKind Project, mouvement international de retraites de développement personnel pour hommes créé dans les années 1980 par les architectes de la mouvance mythopoétique, a vu un regain de popularité au cours des dernières années et prône l’idée que la réconciliation des sexes et la survie des hommes dans un monde en crise passe par la redécouverte de leur « nature profonde » et d’une « masculinité fondamentale ».
Le collapsologue français Pablo Servigne s’est prononcé en faveur de ce type de mouvement et a pris part aux retraites du ManKind Project, devenu la cible de plusieurs signalements à l’agence Miviludes (en charge d’identifier les dérives sectaires). Si Servigne est loin du discours droitiste d’Édouard, sa vision d’une fin du monde harmonieuse où les individus vivront en petites communautés rurales auto-suffisantes et où figureront en bonne place des cercles d’hommes porte en germe des relents réactionnaires et la possibilité d’un retour à un ordre naturel imaginé.
En faisant du développement personnel le lieu de réinvention de la masculinité, ces différentes initiatives se coupent d’une vision politique du progrès. Dans les sociétés contemporaines où les idéaux de progrès ont de moins en moins d’écho et où la croyance au changement politique se délite, il n’est pas surprenant que ces projets séduisent de plus en plus d’hommes : ils portent la promesse (illusoire) d’un contrôle sur son corps et son esprit, dans un monde qui semble hors de contrôle.
La question qui semble rarement être posée est la suivante : quelles promesses de transformation des relations entre les sexes les hommes pourraient-ils porter s’ils n’étaient pas autant occupés à s’améliorer ?