La mort de Guillaume

Assis dans la grande salle du Tribunal de première instance des communautés européennes, je luttais contre l’endormissement pendant que le représentant de la Commission défendait sa décision d’un ton monocorde, devant des juges impassibles. Arriva soudain une houle, une robe noire qui semblait une tornade trapue – un être qui semblait rendre possible l’idée de tornade trapue, dont je me rends compte en l’écrivant qu’elle semble une expression malheureuse alors que, je le jure, c’est que j’ai vu. Avant d’entendre sa voix chaude, rocailleuse, aveyronnaise : « je représente une société qu’on veut démanteler, démantibuler, dépecer… ». Je crus voir débouler Mirabeau ou Danton dans cette audience compassée, ou peut-être Depardieu à qui, je l’appris plus tard, il détestait être comparé malgré un nez identique. Comment savoir si le souvenir est exact, ou remodelé par la sédimentation d’autres plus récents ? Je crois pourtant avoir été fasciné instantanément.

Agnostique nostalgique du catholicisme de son enfance, joueur de rugby, amateur d’abats, de femmes fatales et d’écrivains communistes – communisme qu’il pratiquait à sa manière, distribuant à tous vents, généreusement, jusqu’à ne rien conserver de ses honoraires d’avocat à succès –, il semblait fait pour défendre des assassins pittoresques ou effrayants. Mais peu importait : quand il plaidait de sa voix forte, tantôt ironique et charmeur (« Les contradictions de l’argumentation adverse me placent devant ce que la psychanalyse des années 1970 appelait une injonction paradoxale »), tantôt colérique, un contentieux sur la tarification des interconnexions de téléphonie mobile devenait un roman picaresque, ou une épopée où s’opposaient le bien et le mal. 

En oncle affectueux, il m’avait dit un jour d’un œil vif, avec un petit sourire indulgent, entre deux verres de whisky : « votre argument était brillant comme d’habitude, mais comme disait Barrès, l’intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes. » Je lui fis lire Vie et Destin, qui, me dit-il, le sidéra ; lui me fit découvrir Roger Vailland et Balthasar Garcia. Les déjeuners s’éternisaient, j’en repartais chargé de récits, de livres à lire, de films à voir, d’amitié, et souvent d’un appel à découvrir en sa compagnie son Rodez natal.

Il m’avait un jour conté le mystère qui le tourmentait : l’origine de sa mère, confiée à l’âge de quelques jours à une famille paysanne. Il savait qu’elle était née en mai 1937 dans une ville espagnole où, neuf mois plus tôt, au début de la guerre civile, des soldats marocains de l’armée franquiste avaient commis toutes sortes d’atrocités contre les Républicains. Sans en avoir la preuve, il pensait qu’elle était issue d’un viol, et que pour éloigner la honte, la famille de la victime avait fait en sorte que la nouvelle-née soit adoptée au-delà des Pyrénées. Il avait entrepris des recherches, s’était rendu sur place, mais n’avait jamais pu rien apprendre.

Des années plus tard, un soir d’août, mon fils enthousiasmé par le film Dune me dit son envie de voir un autre film de Denis Villeneuve. Mon choix se porta, je ne sais plus pourquoi, sur Incendies, l’adaptation de la pièce de Wajdi Moawad. Les deux personnages principaux, un frère et une sœur jumeaux à la recherche de leur origine, finissent par comprendre après un voyage au Liban qu’ils sont issus du viol de leur mère par son geôlier pendant la guerre civile, puis que ce dernier n’était autre que le fils illégitime qu’elle avait été forcée d’abandonner à la naissance dix-huit ans plus tôt.

Contrairement à mes craintes, mon fils alors âgé de quatorze ans n’avait pas été traumatisé par cette histoire. Le lendemain matin, j’y repensai en buvant mon café, et le récit fait par Guillaume des années auparavant se rappela à moi. Ces deux histoires superposées flottèrent dans mon esprit pendant la matinée, comme en arrière-plan. Matinée interrompue brutalement par un SMS : « Cher David, je ne sais pas si tu es déjà au courant de la triste nouvelle. Guillaume est décédé, il a été trouvé hier dans son appartement. » Il aurait aimé entendre et raconter cette coïncidence – cette histoire est plus une histoire « à la Guillaume » qu’une de celles que je raconte. Il n’aurait pas non plus manqué de relever, espiègle, que sa mort intervenait le jour de la Saint-Barthélémy.

Je n’avais jamais répondu à son appel à visiter Rodez. Mais j’ai fait le voyage finalement, jusqu’à la petite église où il avait été enfant de chœur et où, parmi ses frères et sœurs, j’ai cru voir son double. La ville était belle en effet, il ne m’avait pas menti. Mais sa présence manquait, et manque encore.

  • David Spector, Octobre 2024.

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