William Blake

Je crois aux nuits

La foi fait parfois place au silence et au doute. Dans le creux de nos nuits ou dans un wagon de métro, comment accorder une juste place à nos interrogations spirituelles ? Dans un texte intime et brûlant, Daphné Tamage explore le mystère de nos âmes. 

À chaque nuit noire de l’âme (ma tendance naturelle les collectionne), avant même d’avoir épuisé la batterie de remèdes qui débouchent inexorablement sur le constat que, lasse et fatiguée, je n’ai d’autres choix que d’attendre que la vie se rétablisse d’elle-même, avant ce long chemin de patience, je me jette dans les églises. Ce que j’y trouve ? Froid, silence. Des bougies qui fondent dans l’obscurité. Quand je tombe – sur un banc, une chaise – à l’heure d’une liturgie, je peux sans y prendre part la suivre d’une oreille distraite. Le cérémonial a été appris dans l’enfance. Il me rassure parfois, et m’afflige souvent. Je m’en détache et m’approche, misérable, des saints en sculptures pour leur demander assistance. Ils soupirent en esprit : « Encore ce problème ? Encore cette peur ? N’en as-tu pas assez de te répéter, jeune fille ? » Même dans la honte et l’embarras (je suis généralement pleine de larmes, de mascara dégoulinant et de paillettes échouées des paupières aux joues), je trouve des ruses : « D’accord, je murmure le doigt levé, peut-être, mais la dernière fois la résolution du problème s’est faite sans explications, je ne l’ai pas vu venir, je n’ai pas eu le temps de comprendre la marche à suivre. Je viens vous annoncer que le chemin est à nouveau obstrué. Je ne me lamente pas, soyons clairs. Je vous demande comment faire pour m’en sortir toute seule, sans votre aide. Comment me passer de vous et prendre mes responsabilités ». 

Cette laborieuse tentative de dialogue avec l’invisible semblera puérile, mais Rainer Maria Rilke l’exerçait déjà avant moi : 

Toi, voisin Dieu, si bien des fois durant la longue nuit

je te dérange en cognant fort –

c’est que je t’entends à peine respirer

[…] J’écoute sans cesse. Fais un petit signe,
Je suis tout près.

Le livre de la vie monastique, Arfuyen, p.37.

Évidemment, j’ignore si l’on m’entend mieux dans une chapelle dédiée à Sainte Thérèse que dans une rame bondée de la ligne 6. Quant aux signes, je les interprète fort mal. Je voudrais croire que ma parole est arrivée à destinataire, quel qu’il soit, qu’un rayon de soleil est une réponse des cieux à ma requête (il l’est peut-être, ne soyons pas condescendants envers le presque rien). Or ma foi est bien souvent dégrafée de mon cœur, vacillante et imprécise, me rapprochant davantage de ceux qui affirment vivre sans que de ceux qui en témoignent, toutes cymbales levées. Il m’arrive de prier pour qu’elle se fortifie, se métamorphose, me gracie. Si ma foi était inébranlable, je pourrais affirmer, avec Rilke toujours, cette parole de feu : Je crois aux nuits. Je déclarerais l’ombre précieuse et nécessaire, puisque insécable de la lumière. Je pourrais dire, avec Etty Hillesum que « […] dès que je me montrai prête à les affronter, les épreuves se sont changées en beauté » (Une vie bouleversée, Seuil, p. 199). Je danserais avec ce qui vient, comme Nietzsche qui ne s’encombrait pas de Dieu pour louer la vie et sa toute-puissance. 

Noyée (donc) dans cette grande confusion intime, il arrive un moment où ma confiance s’épuise et me laisse nue et vulnérable, battue par la tristesse et le découragement. Et puisqu’elle me lâche à un point, j’ai fait de ce passage des Évangiles mon préféré, celui que je relis, ahurie de n’être pas capable de retenir la leçon. Voici ce que raconte Marc :

Jésus, qui vient d’entrer dans une barque pour se rendre sur la rive d’en face, s’endort. Une tempête se lève, l’eau inonde l’embarcation. Ses disciples, qui l’accompagnent, « le réveillèrent, et lui dirent : “Maître, ne t’inquiètes-tu pas de ce que nous périssons ?” S’étant réveillé, il menaça le vent, et dit à la mer : “Silence ! tais-toi !” Et le vent cessa, et il y eut un grand calme. Puis il leur dit [à ses disciples] : “Pourquoi avez-vous ainsi peur ? Comment n’avez-vous point de foi ?” » (Marc 4:35-41). 

Je suis, la plupart du temps, un disciple dans la tempête. Moi aussi, bien des fois durant la longue nuit, je dérange Dieu en cognant fort. Dois-je, parce que je m’en retourne les poches vides et sans réponses, ne plus me jeter dans ces églises démembrées de leurs fidèles ? Dois-je trouver d’autres temples ? Des temples d’hommes, de nature, de jazz, de littérature ? Je ne sais jamais (puisque je suis la victime d’une amnésie qui me gagne de façon cyclique, et que ces moments ont toujours des airs de première fois) si je vais sortir de ma détresse, vaillante comme le Saint Michel ou le Saint George terrassants les dragons de la peur et de l’angoisse. C’est alors, au cœur même du doute, que cela se produit. Mon pied (un bout d’âme, que sais-je), très lentement, entre en contact avec le sol. Plutôt que sol : saturation. Plus rien n’entre dans mon désespoir. À ce moment précis, je lève la tête et aperçois à travers les ténèbres quelque chose, imperceptible d’abord, se manifester. C’est un phénomène étrange, car l’élan qui ordonne à mon pied de donner un coup pour rejoindre cette petite chose frémissante et invisible, cette impulsion timide qui m’extirpe des profondeurs, je suis incapable de dire si elle m’appartient. Je ne sais pas d’où elle vient et ni comment elle me traverse. Comment me gagne-t-elle, puisque je l’ai délaissée, puisque j’ai baissé les bras, déclaré forfait, douté de son existence ? 

Et puisqu’elle m’échappe continuellement, de par son inconcevable grandeur ou petitesse, puisque je n’en finis pas de lui tourner le dos comme un enfant boudeur avant de l’étreindre, puisque je suis incapable de la concevoir avec ma raison ou de sentir sa présence avec mon corps, qu’elle est imprévisible, qu’elle ne me parle jamais en langue claire, puisqu’au moment où je me redresse je pressens que je la redresse aussi, pour cela, pour cette improbable coexistence dans le mouvement du désespoir vers une joie incertaine et fragile, j’ai décidé de la nommer.

  • Image : « La nuit de joie d’Enitharmon », W. Blake.

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