« Tu fais quoi dans la vie ? », telle est la sempiternelle question que nous avons tous entendue en soirée, agissant tel un brise-glace dans le processus de socialisation propre aux mondanités. Et si cette interrogation, lassante et surannée, en disait plus sur notre société que nous le pensions ?
D’après l’hypothèse énoncée par les linguistes et anthropologues Sapir et Whorf, chaque langue renferme en elle une conception du monde qui lui est propre. Sachant que, depuis quelques décennies, notre langue, notamment dans les énoncés professionnels, a connu quelques évolutions, il serait intéressant de comprendre ce qu’elles traduisent exactement : Qu’est-ce que ces nouvelles formulations révèlent sur notre rapport au travail ?
La sphère professionnelle actuelle est envahie par cette novlangue dont LinkedIn nous offre un catalogue inépuisable. Outre les anglicismes aussi ineptes qu’inconsistants sur lesquels il existe déjà pléthore d’articles et podcasts, cet article aura pour but de dresser une liste non exhaustive des formules de langage où l’on s’adonne à la production d’une vacuité verbeuse, au galvaudage ; où les termes exagérément bienveillants et absurdement positifs pullulent. En voici quelques exemples.
- Talent : Qui signifie, en l’occurrence, personne compétente. Nombreuses sont les entreprises qui recherchent « le talent de demain ». Le chargé de recrutement est alors transformé en chasseur de talent, donnant alors une dimension primale à son poste. On imagine ce mec en costard cravate militaire, fusil à l’épaule, prêt à immobiliser d’une balle dans la jambe l’animal professionnel hautement qualifié qui surgirait par hasard. Et en un sens, cette métaphore n’est parfois pas si éloignée de la réalité.
Ce terme peut aussi amener à des absurdités telles que : « l’univers vaissellier et la restauration vous fascinent ? *Insérer Chaîne de restaurant* recherche des talents de demain pour faire la plonge ! ». D’ailleurs, l’expression faire la plonge est-elle même fallacieuse à sa façon ; tu crois que tu vas enfiler un scaphandre, en fait tu enfiles des gants en vinyle. - Une belle aventure : Un tour du monde ? Un lancement de recherche spatiale ? Voire, allez, une énième tentative foireuse de communauté autogérée avec option pseudo-artistique ? Non. Cette expression est utilisée dans de nombreuses offres d’emploi pour attirer les candidats. Ce n’est plus un emploi, un poste ou une fonction mais une belle aventure à laquelle on postule désormais ; quand bien même le job consiste à se faire insulter 40h/semaine par des consommateurs mécontents dans un open space où l’on se voit privé de toute intimité, avec un script préconçu à respecter à la lettre au risque de se voir tancé par son
N+1 supérieur hiérarchique auquel il faut, en prime, demander la permission pour pouvoir aller pisser. Quelle belle aventure ! - Projet : Multigalvaudé. Désigne à l’origine quelque chose que l’on prévoit de faire dans un avenir plus ou moins proche. Désormais utilisé par :
– Les managers winners exigeant de leurs collaborateurs une polyvalence en inadéquation avec leur salaire, voire avec le Code du travail pour les plus vénères. « Travailler en mode projet » = tu seras à la fois marketeux, comptable, hôtesse d’accueil et dame-pipi au sein de cette start-up munie d’un babyfoot.
– Les chômeurs. Selon leur appétence, le “projet” sera artistique ou entrepreneurial. Dans tous les cas, il nécessitera un temps si long que plus personne ne leur demandera où en est le projet.
– Emmanuel Macron. Quand il n’avait pas de programme, il avait un projet. Je ne ferai pas de commentaire sur la réalisation de celui-ci. - Résilient : Terme qui signifie, en psychologie, la capacité d’un individu à se remettre rapidement des difficultés, des traumatismes ou des événements stressants. Régulièrement repris dans les offres d’emploi, il n’apparaît pourtant pas comme rassurant si l’on creuse un tant soit peu la définition. Flattant de prime abord l’égo du candidat qui sera susceptible de se sentir valorisé « c’est vrai que je suis une personne résiliente » ; en réalité, qui aurait vraiment envie de travailler dans un environnement stressant et traumatisant ? Dans ce cas, résilient signifie donc « vous allez en chier et devrez rester solide face à la pression et aux conditions de travail poussant au burn out ». Cependant, il est certain que résilient rend mieux sur le papier.
- Positif : Dans la même lignée que le terme précédent, on recherche un candidat nanti d’un « état d’esprit positif » ou encore d’une « attitude positive ». S’il va de soi que personne n’a envie de collaborer avec le casseur d’ambiance de service qui n’a de cesse de relever les points négatifs à chaque instant et en chaque chose, en l’occurrence, l’emploi du terme positif semble surtout vouloir camoufler une volonté d’embaucher des employés dociles et malléables à souhait qui éviteront de trop se plaindre et d’être trop revendicatifs quant à des conditions de travail douteuses, le non-respect de la fiche de poste, les heures supplémentaires non rémunérées et le salaire minable.
- Belle journée : surtout employé en fin de mail dans le cadre professionnel, comme si une belle journée pouvait être une journée de travail. L’honnêteté voudrait que l’on dise « nous vous souhaitons une journée pas trop pourrie, malgré ces circonstances professionnelles malheureuses » ce qui serait toutefois moins acceptable du point de vue des conventions. Contentons-nous donc du traditionnel et formel « bonne journée ».
Sans oublier toutes les dénominations d’emplois non qualifiés de type « technicien des déchets » pour éboueur, « hôtesse de caisse » pour caissière ou plus incongru encore « femme toutes mains » pour qualifier un job de femme de ménage.
En dehors des énoncés relatifs aux offres d’emploi, cette tendance à « incroyabiliser » le langage se retrouve dans d’autres pans du monde professionnel.
En dehors des énoncés relatifs aux offres d’emploi, cette tendance à « incroyabiliser » le langage se retrouve dans d’autres pans du monde professionnel. Par exemple, le terme expérience, issu du marketing expérientiel employé pour transformer une consommation de produit lambda en un trip unique et totalement bouleversant, à même de transcender son utilisateur. « Profitez-bien de votre expérience », annonce d’une voix suave la caissière l’hôtesse de caisse en te tendant ton dernier achat de pompes eco-responsables et inclusives à 199 euros la paire.
Ce phénomène d’ « incroyabilisation » se retrouve dans d’autres sphères professionnelles telles que la restauration où l’on va parler de dégustation, mot jadis employé pour qualifier le fait de goûter du bout des lèvres un grand cru, ou de mastiquer longuement une création gastronomique servie en portion congrue. Aujourd’hui complètement galvaudé par n’importe quel serveur de bar branchouille où tu vas te bourrer la gueule, juste parce que tu as commandé une bière artisanale voire une vulgaire IPA ou un burger Reblochon / roquette / graines de sésame avec des frites maison.
Le pire de tout, dans cette inflation langagière, c’est qu’elle est pernicieusement venue s’imprégner dans notre vocabulaire quotidien. D’ailleurs, lorsque l’on s’y penche d’un peu plus près, on peut constater que ce phénomène linguistique d’incroyabilisation n’est pas cantonné au domaine professionnel. C’est une tendance générale à l’hyperbole qui s’observe dans de nombreux discours.
Le pire de tout, dans cette inflation langagière, c’est qu’elle est pernicieusement venue s’imprégner dans notre vocabulaire quotidien.
« Incroyable ! » s’exclame Mathis, 13 ans et demi, après avoir mangé des nuggets de poussins broyés au McDonalds comme s’il venait de savourer un mets inédit conçu par la réincarnation de Paul Bocuse ; « Dinguerie ! » s’enthousiasme Hugo, après avoir annoncé à sa copine qu’il partait faire des études d’Histoire à Clermont-Ferrand ; « Je suis giga choquée » déclame Chloé à sa copine après avoir appris que Mélanie préférait avoir un Samsung plutôt qu’un iPhone.
Alors, que cache exactement ce phénomène d’incroyabilisation dans notre langue, et plus particulièrement dans le discours que nous tenons quant à notre vie professionnelle ? Est-ce que les employeurs se trouvent obligés d’offrir un monde de promesses et d’illusion quant à l’accession à un job de rêve en raison d’une pénurie globale sur le marché de l’emploi ? Ou bien est-ce l’angoisse grandissante de réaliser la banalité de nos existences ? La peur de devoir avouer que notre vie professionnelle consiste, pour la majeure partie d’entre nous, à accomplir des tâches répétitives ou peu stimulantes 35h par semaine en côtoyant des collègues auxquels nous n’avons rien à dire. Et si les deux étaient liés ?