Avec Du thé pour les fantômes, Prix de l’Imaginaire 2024, Chris Vuklisevic signe un roman doux-amer au réalisme magique envoûtant. S’il prend lors des premières pages des allures de conte merveilleux, il déjoue bien vite les préjugés traditionnels qui collent à la peau des sorcières pour en tirer des portraits nuancés grâce aux ressources inépuisables de l’imaginaire. S’il existe un pouvoir qui s’affranchit des limites et qui sait parler de notre réel, c’est bien celui-ci.

Du thé pour les fantômes nous emmène d’abord un peu partout, nous laisse perplexe, dépaysé, surtout désorienté. On se situe pourtant dans un Nice contemporain ondulant sous un soleil d’été et aux plages assaillies par les touristes. Notre guide, un vieil archiviste, nous invite à prendre le thé dans un salon où les tasses lévitent le plus naturellement du monde. Le lecteur, devenu voyageur curieux en escale un jour de pluie, accepte de se prêter au jeu et tend alors l’oreille pour recueillir le témoignage d’un village de montagne déserté, d’une famille fracturée et d’une histoire de jumelles magiques : « Maintenant, si vous voulez passer le temps pendant qu’on boit notre thé, […] je vous donnerai toutes les vérités de ceux qui ont vécu cette histoire. Et comme je ne dirai que le vrai, il n’y aura sans doute là-dedans pas grand-chose de réel. »
Le roman peint avec la figure duelle très justement réinvestie des jumelles − avec leurs imperfections et leur complémentarité −, les deux stéréotypes de la bonne et de la mauvaise sorcière telles que ces dernières sont représentées dans l’imaginaire populaire ; une sœur lisse et parfaite aux cheveux teints flamboyants, adorée de sa mère, qui dit toujours la vérité, passeuse de fantômes et qui maîtrise l’art des thés divinatoires. Et une sœur ravissante à l’image de sa mère mais mal-aimée et rejetée, qui fait exploser les choses lorsqu’elle est en colère, qui crache des papillons qui portent la vieillesse lorsqu’elle parle, dont la salive fait naître des fleurs monstrueuses, dont la nourriture se consume lorsqu’elle la mange de son unique dent et qui monte aux poutres pour se cacher comme une araignée. Agonie, puisque c’est le nom dont l’a condamnée sa mère dès sa naissance, finit d’ailleurs par ne même plus être nommée et à tomber dans l’oubli de son propre foyer, à sa plus grande détresse lorsqu’elle observe en secret sa sœur Félicité et sa mère partager des moments de complicité.
L’écriture vive et imagée assume une forme de naïveté pleine propre au conte, une franchise parfois presque dérangeante.
Carmine, cette mère aux mille visages, ensorcelante de charmes et de mystères, qui peint un autoportrait aux couches absurdement superposées (sorte de Chef-d’œuvre inconnu balzacien revisité) mais d’une cruauté sans bornes lorsqu’elle se retrouve face à cette fille « qui n’aurait jamais dû naître » si bien qu’elle la foudroie d’éclairs, ne recouvre pas exactement l’archétype maternel idéal. Trente ans plus tard, à la suite d’un drame qui aura fait fuir la jeune Egonia (Agonie renommée) de 15 ans dans les bois et obligée Félicité à s’occuper de sa mère, vieille et démente, fractionnée en 56 identités − autant de visages qu’il lui aura fallu pour surmonter ses traumatismes enfouis, Carmine meurt subitement, emportant avec elle une révélation essentielle. Les deux sœurs décident alors de se retrouver malgré leurs différences et se lancent ensemble dans une enquête sur les traces du fantôme de leur mère, en remontant les pistes jusqu’à un désert espagnol, des ancêtres fantômes et une sœur cachée. Mission qui paradoxalement rapprochera cet étrange et touchant duo qui souffre et s’aime en secret et se déteste ouvertement, et qui tente surtout, de réparer, de sublimer à la manière souvent évoquée de « l’art du kintsugi » leurs failles et de rassembler les éclats, ces « morceaux d’une théière minuscule. Brisée, dans un temps et des paysages qui n’existent plus, par une enfant explosive. »
Discriminer la différence, cultiver le favoritisme
L’écriture vive et imagée assume une forme de naïveté pleine propre au conte, une franchise parfois presque dérangeante qui porte pourtant avec douceur le fardeau des déchirures familiales et des souffrances intimes. Le roman montre les rancœurs du favoritisme et des violences intrafamiliales : « Ce qui lui pesait sur la nuque, c’était le désir obsédant qui consumait sa jumelle de lui voler sa peau pour s’en faire un costume. Chaque tendresse de Carmine devenait gênante, teintée de honte et du crissement des ongles d’Agonie sur le bois des poutres », en dessinant une mère instable, polymorphe qui déchaîne sa rage sur Agonie, cette fille qui lui ressemble trop. Si Agonie manifeste son existence un peu trop ouvertement, si elle fait des bêtises dans l’espoir désespéré d’attirer l’attention de sa mère, cette dernière crée des tempêtes qu’elle déchaîne contre elle. Alors Félicité et Agonie se retrouvent en secret dans la forêt où elles se font des royaumes avec des crânes d’oiseaux peints et des colliers de bonbons volés à l’épicier du coin. Le décor peint en arrière-toile est en constante mutation, éphémère à l’image du temps et des états du monde, exhalant un parfum au charme inquiétant au même titre que les fleurs d’Egonia. Autour de cette intrigue fantasque, l’autrice traite en filigrane des dynamiques familiales conflictuelles et toxiques, de l’enfant considéré comme un monstre pour sa différence et de l’enfant favorisé, parce que le parent (ici la mère) le trouve plus à sa mesure, correspond mieux à ses attentes, et ne le rappelle pas à ses démons personnels.
La dualité attendue des deux petites filles qui ne bénéficient pas du même traitement, est démantelée au profit d’une sororité touchante. Mais les fractures invisibles demeurent malgré tout, notamment lorsque Félicité quitte la bergerie pour faire ses études (Agonie n’a plus été inscrite à l’école depuis longtemps) et à son retour, fait porter une muselière à sa sœur pour l’empêcher de répandre ses papillons destructeurs partout. Le drame devient inévitable : « une mère en bataille avec elle-même, comment pourrait-elle construire la paix pour ses enfants ? Elle vous a mises en guerre. » Trente ans plus tard, au travers de leurs points de vue différés, jusqu’à employer à plusieurs reprises la forme d’un poème qui se répond en écho, on retrouve les doutes, les peurs et les trahisons des deux partis lors d’un soir de chasse à la sorcière :
« je suis montée
Le souffle court
Jusqu’à ce tas de pierre
Mon orphelinat tenu par ma propre mère […]
J’ai tambouriné à la porte
J’ai sursauté à l’intérieur
S’ils me voyaient j’étais finie »
Si elles se mettent d’accord pour retrouver le fantôme de leur mère, réfugié dans un endroit secret, c’est parce que Félicité veut l’aider à délivrer son message et lui permettre de passer paisiblement de l’autre côté tandis qu’Agonie est hantée par le besoin d’obtenir des réponses sur la raison de sa haine.
À l’aide d’un imaginaire foisonnant et déroutant, incongru et merveilleux, cru et poétique, l’autrice convoque des images et des métaphores qui élargissent les perspectives.
Le personnage indéterminé de Carmine raconte une maternité contrariée et surtout une forme de maladie mentale, une souffrance aux allures schizophréniques : « Il existait dans la vie de sa mère un gouffre béant couvert d’une trappe de mensonges. » Félicité, d’abord rendue insupportable par son orgueil et sa hauteur sur les choses, voit son mépris et sa pitié pour sa sœur progressivement transformés en aigreur contre elle-même jusqu’à une dépression aux allures de toit qui fuit. En voyant littéralement son mur de certitudes s’effondrer, elle apprend à composer avec le « labyrinthe des malaises coupables ». Le roman raconte aussi le drame des mères qui attendent perpétuellement le retour de leurs enfants, partis explorer d’autres horizons. Carmine entretient d’ailleurs une relation d’emprise sur Félicité, lui mentant et la culpabilisant pour son absence et son indépendance ; « cette mère […] a vécu deux fois plus longtemps qu’elle le laissait entendre, et a eu malgré tout l’audace de faire croire à Félicité que, sans elle à ses côtés, il ne lui restait rien. […] Ces trente années de renoncement, personne ne les lui rendra. »
La puissance magique de l’imaginaire
Dans ce roman, mythes et préjugés sont réemployés au profit de l’imagerie débordante et troublante d’une réalité peinte en clair-obscur. La figure du berger jeteur de sort par exemple, le tempestaïre (de celui qui maîtrise le temps) est revisitée pour celle poétique d’un homme sage et patient, à l’écoute du monde et de la nature et qui parvient au bout de quelques décennies à apprivoiser le ciel. Les deux jumelles font aussi penser aux Fées du conte de Charles Perrault, dans lequel une veuve met au monde deux filles, la cadette douce et honnête, bénie par une fée qui la fait cracher des diamants mais détestée de sa mère et l’autre, au caractère acariâtre et orgueilleux à l’image de sa génitrice qui l’adore mais maudite, qui crache des crapauds. Le conte est déconstruit, renversé, ici c’est l’aînée au physique radicalement différent qui peut recevoir l’amour maternel tandis que la cadette, identique à la mère, est rejetée. Ce qui dérange chez l’autre s’avère souvent être son propre reflet. La fiction interroge en ce sens un certain rapport sociologique, la question du pardon et le traumatisme transgénérationnel − à travers le gène de pouvoirs spéciaux.
Le roman convoque notre imaginaire en variant les tons et les formes grâce à une pluralité formelle et sémantique ; l’autrice s’amuse avec les mots et leur sens, fonde des néologismes, use d’ironie, découpe le récit en plusieurs niveaux de narrations et de temporalités vertigineux, en chapitres parfois d’une page, parfois d’une dizaine, investit le genre du conte, du récit poétique, de la tragédie familiale, s’autorise des digressions. Cette irrégularité détricote le rythme narratif pour en faire une tapisserie unique, qui met aussi en avant les fractures et les points de vue différés. Les deux fils de pensées des jumelles basculent ainsi d’une ligne à l’autre sans pudeur, traduisant en miroir les rancunes, les dégoûts, les doutes, les exaspérations de chacune :
« Sous les haillons de ma sœur
Songe Félicité […]
C’est un tas où s’empile […]
La liste des scories que j’ai abandonnées
Sur le perron de mon palais
Rien d’éclatant que la laideur
Rien de puissant que la nausée
Le dégoût qu’elle essaime exprès
Pour emmerder le monde et mériter sa haine […] »
« Sous les tissus d’argent et sous les cheveux lisses
Songe Egonia
Je reconnais une ombre
Celle de l’autre que j’aurais pu devenir
Femme-bêton cimentée de certitudes
Cuirassée d’habitudes
Verticale
Sans fissures […]
Dans cette forteresse-là
Rien n’est prévu pour le désordre »
Le chapitre choral enfin, à la fois émouvant et écœurant d’injustices et d’incompréhensions confronte les deux paroles des jumelles selon un jeu de reflets inversés. Dans une poésie muette, chacune raconte comment elles ont vécu l’absence de l’autre :
« je suis sortie de ma jeunesse
Privée de tout en une nuit
Rancœur acide aux creux du lit
à inculper une autre pour toutes mes faiblesses
mes anciennes promesses
mes détresses et mes insomnies
si ma sœur
m’avait ouvert
m’avait écrit
si ma sœur était revenue
si ma sœur avait vu sa mère
faible et vieillie
violente
fragile inoffensive
perverse »
Chris Vuklisevic fait du surnaturel et de l’absurde, parfois même du putride, une banalité inscrite dans la trame des jours, à juste titre. À l’aide d’un imaginaire foisonnant et déroutant, incongru et merveilleux, cru et poétique, elle convoque des images et des métaphores qui élargissent les perspectives ; ainsi la souffrance, la détresse, la colère, les manquements se traduisent par la manifestation de tempêtes, d’éclairs ou d’explosions. Les papillons sortis de la bouche d’Egonia sont autant de mots maladroits, de méconnaissances, de reproches amères qui détruisent tout sur leur passage mais qui surtout, soulignent les failles.
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Rendre son humanité à la sorcière mythifiée, changer de peau
Si toutes les femmes de ce roman sont des femmes puissantes aux capacités surnaturelles, au gène de l’immortalité, qui peuvent invoquer la pluie ou les tempêtes, faire pousser des fleurs régénérantes ou voir les fantômes, à la mesure de leurs colères et de leurs aspirations, la seule décrite explicitement comme étant une sorcière est Egonia. Le récit introduit d’abord la vie rangée et paisible de Félicité puis déchante progressivement pour introduire la perspective instable et déstructurée de sa sœur. Egonia qui s’est défigurée et vieillie par ses propres papillons pour ne plus subir la jalousie et la méfiance des habitants du village et espérer leur inspirer suffisamment de crainte pour ne plus souffrir. En devenant cette vieille femme ridée et effrayante, vêtue de haillons, analphabète qui ne contrôle pas ses pouvoirs et part s’ostraciser dans une masure délabrée au fond des bois, Egonia incarne la sorcière traditionnelle des contes qui fait peur aux enfants. Pourtant, en retrouvant sa sœur, elle s’expose à nouveau sans gêne aux yeux des passants qui s’écartent d’elle ou la fuient, comme une confiance en elle et une identité progressivement reconquises à mesure qu’elle déjoue l’écueil de la rancœur et de la solitude. Egonia est devenue sorcière pour sa différence, le traitement injuste de la société et la violence de sa propre mère. Pas à cause d’une cruauté ou une volonté de nuire intrinsèque à sa personnalité ; sa souffrance, ses éclats de colère et de jalousie ont longtemps été délégitimés jusqu’à se manifester sous leur forme la plus violente et produire des drames :
« rien n’est plus dur à museler que cette haine-là
Celle de soi-même envers soi
Qui rampe et s’insinue dans la moindre fissure »
Ce n’est que progressivement qu’elle parvient à sublimer ses capacités et ses failles, pour oser prendre sa place au sein de la lignée familiale et de la société qui l’a longtemps rejetée. L’autrice investit la figure allégorique de la sorcière et ses préjugés, pour lui prêter des pouvoirs auxquels on s’assimile parce qu’ils reflètent nos défauts et nos qualités, l’empathie, la maladresse, la créativité, l’égoïsme, et rendent des personnages non pas mystiques, non pas surnaturels mais profondément humains, blessés par les dissensions d’un foyer toxique : « Félicité m’a toujours dit la vérité, mais dans ses propres tons, dans les gris et les taupes à travers lesquels elle voyait le monde. Le regard d’Egonia y a mis des couleurs. Il a éclairé les nuances, révélé les creux, rendu au récit ses reliefs et sa profondeur. »
Du thé pour les fantômes interroge aussi les différents sociaux, les préjugés, les origines qui collent à la peau et dont on veut se défaire pour mieux s’intégrer, loin des villages natals : « J’ai pensé à la bergerie, à ses trous en guise d’ouvertures, à sa pierre brute. […] Alors j’ai eu honte. Discrètement, j’ai flairé ma manche pour savoir si je portais sur moi cette odeur de bétail. [C’étaient] des mots que je disais et qui amusaient les autres sans qu’ils aient rien de drôle. » Il existe néanmoins à ce niveau une différence flagrante entre ceux qui fuient parce qu’on leur en donne la chance et ceux qui restent, faute de choix et qui s’enlisent dans leur solitude et leur détresse : « Félicité se dresse face à elle, en contrebas de la bergerie, aussi élégante et sereine qu’Egonia se sent sale et fébrile. » Par ce biais, l’autrice interroge aussi le déterminisme qu’on prête au nom et à l’origine social en usant du concept magique « d’outre-nom », ce nom fantôme « rassemblant en lui-même toutes les ombres sous la lumière » constitué de certaines lettres du sien et qui est censé, de manière assez abstraite, être le reflet de ce qu’on est et déterminer notre potentiel. Mais les limites peuvent toujours se laisser submerger si on est prêt à se « laisser au vertige d’être sans bornes ». Du thé pour les fantômes nous offre ainsi un conte parfois intime, parfois obscur, parfois cynique, souvent puissant.
- Du thé pour les fantômes, Chris Vuklisevic, Éditions Folio Fantasy, janvier 2025.