Catherine Millet

Catherine Millet : « Les hommes sont en train d’apprendre quelque chose sur la sexualité des femmes »

En 2001, Catherine Millet secoue la scène littéraire avec La vie sexuelle de Catherine M., récit autobiographique dans lequel elle explore son rapport à la sexualité d’une façon brute et performative. Si ce texte ne s’inscrit pas dans le cadre de la littérature érotique, il apporte une façon radicale de raconter et d’expérimenter le plaisir. Rencontre avec Catherine Millet. 

La vie sexuelle de Catherine M.

Benoit Landon : Il est toujours difficile de mettre un livre dans une case, mais où pensez-vous que se situe La vie sexuelle de Catherine M. au moment de sa sortie en 2001 ? Essai philosophique, traité sur le plaisir, exercice de style ?  

Catherine Millet : Il serait très prétentieux de dire qu’il s’agit d’un essai philosophique. Pour moi, c’est un récit autobiographique. C’est d’ailleurs ce que j’ai continué à faire en abordant d’autres aspects de ma vie dans mes livres suivants. Contrairement à ce qui a pu être dit, je n’écris pas de l’autofiction, parce qu’il n’y a pas de fiction dans mes textes. 

D’ailleurs je ne suis pas sûre que ce genre m’intéresse. Que ce soit dans le domaine autobiographique ou biographique, nous l’avons vu ces dernières années, avec des auteurs qui inventent des dialogues, cela me met à l’aise. Garder une fidélité absolue au réel (ou à ses souvenirs) est un défi bien plus intéressant. Je préfère faire rentrer le réel dans une trame (un récit construit avec ses exigences) que l’on utilise pour la fiction. Dans certains de mes livres, comme Jour de souffrance ou une Enfance de rêve, j’ai suivi une trame romanesque et en y important des mots empruntés au réel. 

BL : Votre livre sort la même année que Putain, de Nelly Arcan, qu’avez-vous pensé de ce roman ? 

CM : Il sort la même année et chez le même éditeur (Seuil). Nelly Arcan était beaucoup moins à l’aise avec l’exposition qu’elle a eue avec son livre. Il s’agissait d’une grande préoccupation pour elle, notamment parce que ses parents étaient encore en vie – ce qui n’était pas le cas pour moi. Dans son récit, il y avait des effets de vérité et un rendu que je dirais prosaïque sur la perception de la sexualité par une femme tout à fait remarquable et mené de façon très singulière. 

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BL : Pensez-vous que la sortie de ces deux livres à peu près au même moment est une coïncidence ? 

CM : Il y avait sans doute un faisceau de conditions qui ont rendu un certain type de littérature possible. À l’époque, je me suis trouvée associée à des cinéastes, des écrivains (Catherine Breillat, Christine Angot), il y a eu un mouvement d’exposition des femmes par elles-mêmes. Cela existe encore aujourd’hui, mais d’une façon plus revendicatrice. Nous n’étions pas dans la revendication, nous étions dans la nécessité de faire advenir un discours de femmes sur des sujets sur lesquels elles étaient encore peu intervenues. Nous n’étions pas les premières, mais tout d’un coup il y a eu ce surgissement. Je me souviens que Denis Roche [son éditeur au Seuil, ndlr] a eu le manuscrit de Nelly Arcan entre les mains et il m’en a parlé. Il est fort possible que la maison d’édition ait favorisé la publication des deux livres simultanément pour faire mieux ressortir l’actualité de ces deux paroles féminines.

BL : Est-ce que, au fil des années, vous avez l’impression que le regard sur votre œuvre a évolué ? 

CM : Ce n’est pas tellement mon livre qui est affecté par les changements de mentalité, mais les individus. Pour un certain néoféminisme, ma parole est devenue inaudible, voire insupportable. Cela dit, j’ai rarement lu de prises de position concernant ce livre. Je mesure plus les changements de mentalité par rapport à mes prises de position, notamment sur le mouvement #metoo, que par rapport à mon livre. Récemment, en Angleterre, il y a eu un commentaire sur le livre, signalant qu’il avait été écrit « à une autre époque », ce qui une tarte à la crème. À l’époque actuelle succédera une autre époque… 

BL : Dans l’introduction, vous parlez de ce livre comme d’un Utlimate book de la même manière que l’artiste peintre Ad Reinhardt parlait d’Ultimate Painting pour ses monochromes. Qu’est-ce que cela signifie ? 

CM : Ce livre est apparu comme un livre « ultime » ou du moins « extrême ». À l’époque de sa parution, c’était peut-être ce qui s’était fait de plus explicite sur la sexualité féminine. On peut imaginer qu’une femme puisse écrire, un jour, un témoignage encore plus poussé et fouillé que moi. J’ai été précédée en littérature. Mon texte est peut-être moins métaphorique que mes prédécesseuses. À L’avenir, quelqu’un pourra peut-être trouver une forme pour pénétrer encore plus loin dans cette réalité. 

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BL : Ce livre est-il une performance artistique au-delà de son aspect littéraire ? 

CM : Je ne l’ai pas pensé ainsi, mais, a posteriori, parce que des gens me l’ont fait remarquer, j’ai commencé à y réfléchir. Je me suis même rendu compte qu’au début de ma carrière, j’étais très intéressée par des artistes de la performance, notamment par des gens qui exhibaient leurs corps. Cela a pu jouer dans ma formation et dans ma manière d’appréhender l’expression artistique. La connaissance que j’avais de certaines pratiques de la performance a pu m’aider à m’exposer moi-même à travers un livre. Vito Acconci est un des premiers artistes que j’ai rencontrés à New York et j’adorais son travail. 

BL : Le titre du livre est volontairement centré sur l’acte sexuel. Or, le propos de votre texte est très différent de cette promesse d’érotisme, voire de pornographie. Pourquoi avoir voulu retirer cette dimension sensuelle au sexe dans le livre ? 

CM : Ce n’était pas dans mon projet parce que je décris des rencontres au hasard ou une sexualité de groupe où les sentiments ne rentrent pas en ligne de compte. Je voulais m’en tenir aux sensations physiques que l’on ressent dans telle ou telle situation ou position sexuelle, sans aller au-delà. Je ne voulais rapporter que des faits et des sensations, sûrement pas de sentiments, fussent-ils ténus. Le but était d’être la plus factuelle possible, rapporter toutes ces expériences de l’extérieur. J’écris avec beaucoup de distance sur moi-même, c’est le cas dans tous mes livres. 

Je voulais m’en tenir aux sensations physiques que l’on ressent dans telle ou telle situation ou position sexuelle, sans aller au-delà.

Violette Leduc m’a précédée dans ce type de récit d’une manière extraordinaire. J’ai beaucoup lu son œuvre dernièrement. Elle a développé la sexualité encore plus que moi. Dans ces pages, vous retrouvez la sensualité que vous ne trouvez pas chez moi parce qu’elle fait intervenir des métaphores et de la poésie. Cela peut rendre compte de la sensualité, mais cette sensualité c’est ce qui mélange les affects et l’amour au plaisir sexuel brut. 

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BL : Vous évoquez également le plaisir incontestable à s’exposer, à condition que cette exposition soit d’emblée distanciée, objet d’une opération spéculaire, d’un récit. Quel plaisir cela a-t-il provoqué d’écrire ce récit et surtout qu’il soit lu ? 

CM : Je crois que j’ai évoqué ce plaisir à propos des photographies prises de moi par Jacques Henric [essayiste, romancier et mari de Catherine Millet, NDLR], donc dans le cadre d’un rapport amoureux. Au-delà, ce qu’il peut y avoir de jubilatoire dans l’exposition de soi au travers de ces images, c’est qu’elles sont en fait des écrans, des masques. Quant à l’écriture du livre, je ne peux pas dire que ce fut un plaisir. Ce fut un travail. Il pouvait seulement arriver que le rappel de certains souvenirs fût joyeux, de même que le succès inattendu fut une aventure très joyeuse.

Les hommes sont en train d’apprendre quelque chose sur la sexualité des femmes

BL : La littérature érotique et pornographique, avant très masculine, est devenue un terrain d’exploration pour les femmes. Est-ce que vous pensez être à l’origine de ce changement et comment l’expliquer ? 

CM : Depuis le début du XXe siècle, les femmes ont gagné la possibilité de s’exprimer sur ce terrain. Elles prennent leur revanche et elles ont beaucoup à dire, alors que les hommes écrivent sur le sujet depuis des siècles. À partir du moment où les femmes ont pris la parole sur ces sujets, une curiosité a surgi de la part des hommes et des femmes. Les hommes sont en train d’apprendre quelque chose sur la sexualité des femmes qui peut expliquer cet épanouissement de la littérature féminine sur la sexualité. Sans doute les femmes apprennent-elles aussi…  

Crédit photo : © ULF ANDERSEN / AURIMAGES/AFP


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