Après Lire, écrire, jouir : quand le texte se fait chair, Camille Moreau revient avec Emmanuelle Arsan : biographie d’un pseudonyme, un texte documenté et sensible consacré à la création d’Emmanuelle et de ses auteurs, Marayat et Louis-Jacques Rollet-Andriane.

Vous redonnez un vrai visage à Emmanuelle et racontez l’histoire de sa création et de ses créateurs. Vous revenez sur la genèse de cette figure rentrée dans l’imaginaire collectif et en présentez le(s) auteur(s). Pourquoi avoir choisi de vous plonger dans les secrets d’Emmanuelle ? Est-ce une manière d’inciter le lecteur à lire ou relire le livre ?
Emmanuelle me fascine depuis 15 ans. Je suis tombée sur le livre à une époque où on n’en parlait plus, l’adaptation en film commençait à dater et le livre n’était plus disponible. Cela m’a permis de rencontrer Emmanuelle hors contexte, alors que je préparais un cours sur la littérature érotique. Je l’ai lu avant de voir son adaptation en film alors que généralement c’est l’inverse. La totalité du chapitre 5 propose une vision de l’érotisme en tant qu’art, ce qui est par la suite devenu mon sujet de recherche.
Cette rencontre littéraire a changé ma trajectoire de vie tant elle répondait aux questions que je me posais à l’époque, sur les inégalités entre hommes et femmes quant à la sexualité, pourquoi il est considéré comme dégradant pour une femme d’exprimer ses désirs alors que ce n’est pas forcément le cas pour les hommes, pourquoi la fidélité est le modèle par défaut etc… Je me posais toutes ces questions et Emmanuelle m’a permis de creuser mes réflexions. Quand je dis qu’elle a changé ma vie, ce n’est pas une posture, c’est vraiment le cas.
A la suite de cette révélation, j’ai voulu savoir qui se cachait derrière l’auteur et j’ai effectué des recherches. A l’époque, la rumeur disait que c’était Marayat seule qui avait écrit le roman mais j’ai constaté que c’était plus trouble. A la soutenance de ma thèse consacrée à la littérature érotique en 2021, l’idée d’une biographie sur Emmanuelle Arsan a été évoquée. Et quelques semaines après, on a appris le projet d’une nouvelle adaptation du roman au cinéma. Cela m’a semblé le bon moment pour rappeler à tous qu’Emmanuelle est d’abord née sur des pages en papier.
Cela m’a semblé le bon moment pour rappeler à tous qu’Emmanuelle est d’abord née sur des pages en papier.
Vous avez ainsi poursuivi vos recherches afin que votre biographie sorte avant la nouvelle adaptation ?
Je ne voulais pas qu’on lui fasse injustice une fois de plus. La première adaptation de 1974 a détruit son image et a fait disparaître le roman, je voulais éviter une récidive. La vérité c’est que je n’étais pas prête à écrire ce livre, je le gardais pour plus tard. Malgré mes nombreuses recherches, il restait des zones d’ombres, alors pendant 18 mois, je n’ai fait que ça. Cela n’est pas sans influence sur la forme du livre car je n’ai évidemment pas tout pu vérifier, ce qui explique la place consacrée au doute. Mais au final ce doute s’est révélé fertile car la littérature érotique parle toujours du rapport entre lecteur et le livre qui est plus intense que dans la littérature « blanche ». De cette façon, c’est une belle incarnation du registre.
En effet dans votre livre, vous détruisez l’adaptation de Just Jaeckin en racontant d’ailleurs combien les expériences à l’écran pour les Rollet-Andriane n’ont été qu’une suite de déceptions. C’est une critique très sévère envers le cinéma qui a dévitalisé la véritable Emmanuelle. Une nouvelle version est sortie au cinéma le 25 septembre dernier, cette fois-ci réalisée par Audrey Diwan. N’est-ce pas une erreur de vouloir adapter ce texte à l’écran ?
Si (rire) ! Le format de la série s’y prêterait peut-être davantage puisque le parcours d’Emmanuelle, pour qu’il soit cohérent et crédible, doit être lent et complexe. Elle traverse une succession d’étapes dans le roman original, il ne faut pas l’oublier, un vrai parcours initiatique qui ne peut être réduit dans un film. Il y a beaucoup de réflexions, d’interrogations, cela n’est pas très cinématographique. L’adapter au cinéma peut donc se faire mais au prix du sacrifice de toute sa philosophie même si cela n’empêche pas un joli travail sur les images.
Dans votre livre, vous dites d’ailleurs que Sylvia Kristel a été enfermée dans ce rôle, il y aurait donc deux victimes ?
Oui, l’Emmanuelle du livre qui ne transparaît pas dans le film de Just Jaeckin, et l’image de Sylvia Kristel associée à ce film. En effet, ce film a été une tragédie pour les femmes qui y ont travaillé ou joué. Personne ne s’en est vraiment bien sorti après malgré le succès, excepté les producteurs qui se sont bien enrichis bien entendu.
A quoi ça rime de proposer une nouvelle adaptation cinématographique aujourd’hui ?
Ça a toute sa pertinence dans cette période où on a besoin de réinventer les rapports de désirs. La figure d’Emmanuelle a une sexualité qui est créatrice, elle essaye de tout remettre en question en permanence pour trouver ce qui est juste et beau dans la sexualité. Aujourd’hui, après « Me too », Emmanuelle soulève précisément des enjeux de notre siècle. Un tas de sujets actuels sont présents, comme celui de faire famille autrement, comment faire société, la question de l’héritage etc… tout cela par le prisme de la sexualité. Quand on voit les sexualités dissidentes ou queer, ce sont des gens qui essayent de réinventer, comme Emmanuelle, dont l’écho a toute sa pertinence aujourd’hui. Même pour notre époque, elle a de l’avance, Emmanuelle est intemporelle comme les idées de Nietzsche, tant ses réflexions ont de la profondeur et du sens.
après « Me too », Emmanuelle soulève précisément des enjeux de notre siècle
D’ailleurs « Emmanuelle » est réédité depuis le 26 septembre en format poche aux éditions de L’archipel.
Oui, j’ai écrit les préfaces pour chacun des volumes : Emmanuelle et L’antivierge. Je me réjouis sincèrement que le public ait de nouveau accès à ces textes si importants !
A votre avis, si Emmanuelle le livre sortait aujourd’hui pour la première fois, comment serait-il accueilli ? On comprend que le texte comportait de nombreuses valeurs progressistes qui font échos à des luttes et revendications actuelles.
Il serait accueilli différemment qu’à l’époque car nous avons évolué depuis, et ce grâce à Emmanuelle peut-être. Pour autant, il pourrait être un roman clef de la rentrée littéraire car il a quelque chose qui n’a jamais été reproduit dans les livres érotique et pornographique, et qui est cette joie pure à laquelle s’adonnent les personnages. C’est l’innocence sans naïveté ou la pureté sans innocence. La culpabilité est mise de côté pour construire les relations sur la base de cette fraîcheur. Léo Barthe est doué pour cela aussi.
Emmanuelle se débat avec la vision judéo-chrétienne de la sexualité et son lot d’interdits, à laquelle elle n’échappe pas, mais elle la confronte sans cesse à ses désirs et affronte ses peurs. C’est cette philosophie expérimentale qui vient modifier sa façon de penser. Il y a également une part de philosophie orientale où la peur n’empêche pas d’agir. Petit à petit, en partant de ses émotions négatives, elle va chercher la logique qui est derrière ainsi que les contradictions afin de les modifier pour devenir à la fin cette femme libre au sens philosophique du terme, c’est-à-dire capable de reconnaître ce qui l’aliène et de composer avec.
Vous insérez votre point de vue dans la biographie, en respectant la part de secret de ce couple d’artistes ce qui en fait un texte extrêmement sensible au-delà de sa documentation très pointue. La fin sur le décès Marayat et le deuil de son mari laisse sans voix. Quelle place vouliez-vous occuper dans ce livre ?
Je voulais être dans ce livre car je trouvais que c’était important de faire comprendre aux lecteurs qu’Emmanuelle, le roman orignal, a ce pouvoir de transformer le rapport au monde de chacun. La seule manière de le faire c’était à travers l’usage du « je », sans faire de moi un exemple, mais dans l’idée d’apporter de la sensibilité et de la subjectivité. La littérature érotique ne peut se lire qu’en subjectivité. On voit bien que notre lecture dépend de notre pratique. On lit toujours la littérature érotique depuis un « je » très fort. Il fallait aussi montrer les zones d’ombre. Qui plus est, je ne voulais pas que le texte soit sec, je voulais qu’il y ait de la chair. Il m’importait aussi d’exprimer les creux et de les combler avec des intuitions, rendant l’expérience de lecture plus fluide et plus humaine.
On lit toujours la littérature érotique depuis un « je » très fort.
Quel souvenir de lecture aimeriez-vous laisser dans la mémoire de vos lecteurs ?
J’aimerais que le lecteur retienne qu’il est possible de dédier sa vie à une cause mais aussi lui dire de prendre soin des œuvres d’art, et d’être attentif à ce que le marché en fait. Car le malheur de cette histoire, c’est l’incompréhension du livre par le grand capital. Les textes appartiennent aux lecteurs et non aux industriels qui les transforment.
Car le malheur de cette histoire, c’est l’incompréhension du livre par le grand capital.
J’étais moi-même triste quand j’ai écrit la fin de ce livre, j’ai eu peur de démoraliser le lecteur. Il me paraît important de retenir que c’est une histoire d’amour qui va jusqu’au bout malgré les embûches traversées. Les Rollet-Andriane sont restés soudés et se sont soutenus l’un l’autre jusqu’au bout.
On est particulièrement touché lorsque vous écrivez que vous auriez aimé ne pas découvrir la présence d’hommes autour du travail d’Emmanuelle, on sent vos propres fantasmes quant à sa personne. Est-ce qu’on peut trouver d’autres Emmanuelle aujourd’hui qui travailleraient sans homme ?
Après y avoir réfléchi, je suis persuadée que si le livre est si puissant c’est parce qu’il est justement le fruit d’un dialogue entre deux visions du monde.
Quant à savoir qui pourrait incarner Emmanuelle aujourd’hui, j’adorerais pouvoir dire « moi », mais ce serait un peu exagéré (rires). C’est un rêve, bien sûr, qui n’a pas souhaité être aussi libre qu’elle ? Mais on se rend compte que ça demande un travail permanent et certains privilèges. On ne peut pas vraiment devenir Emmanuelle car elle constitue une utopie mais ce n’est pas une raison pour ne pas la viser. Il n’y a pas un moment de l’expérience des Rollet-Andriane qui ne soit pas érotisé. Quand on voit leur décoration intérieure, tout est pensé pour être beau, dans le sens fort, pas uniquement pour faire joli et être instagrammable. C’est vraiment la Belle vie, en soi et pour soi. Ils avaient des conversations toujours de haut niveau, et ce devait être épuisant.
Une Emmanuelle d’aujourd’hui serait aussi peut-être Maïa Mazaurette. Dans ses discours, elle incarne un peu l’esprit d’Emmanuelle car elle a ce côté joyeux, y compris lorsqu’elle parle des violences, elle n’est jamais fataliste.
Vous êtes membre du jury du prix Sade depuis 2 ans, comment le présenteriez-vous ?
Traditionnellement, il fait partie des premiers prix de la rentrée littéraire. Il se veut toujours un peu dissident. Il n’a pas d’enjeu financier, le lauréat remporte une œuvre d’art offerte par un artiste. L’idée est de promouvoir une certaine liberté d’écriture. On récompense des livres qui ne sont pas forcément érotique ou pornographique d’ailleurs, ils ne doivent pas être écrits dans le but de plaire. Il s’agit de livres transgressifs par liberté, non pour choquer.
Au niveau des sujets, on cherche la nouveauté et l’originalité. On aime quand ça dérange un peu. Par exemple, l’année dernière on avait été sensible à l’érotisme des corps vieux dans le roman de Gregory Le Floch. Le style rentre aussi en jeu, l’expression compte beaucoup.
C’est un prix schizophrène (rire), il est difficile de le définir clairement.
Comme l’indique son nom, c’est un prix qui s’attache aux différentes convictions de Sade, plus que de l’érotisme en général. Quels sont les critères d’appréciation de sélection ?
Il n’y a pas vraiment de cases à cocher pour être sélectionné. Ce n’est pas un prix de littérature érotique, on a souvent des livres sur les violences et l’esthétisation du meurtre, sur le sadomasochisme, des choses comme ça. Mais je remarque que tous les livres qui créent le débat ont quelque chose de nouveau, d’irrévérencieux aussi.
L’idée est d’encourager la création littéraire contemporaine érotique au sens large, c’est-à-dire : ce qu’on n’a jamais vu avant, ce qui ne se répète jamais et ce qui est en mouvement permanent. On aime ce qui vient déranger et gêner, et souvent, ça concerne le sexe.
Que symbolise ce prix pour vous ?
Paradoxalement, c’est un prix assez bon enfant car il y a très peu de divergences entre les membres. On peut autant récompenser un roman qu’un essai, on ne s’enferme dans aucun registre. On reçoit des livres d’art, des romans, de la poésie, de la bande-dessinée etc… On sait quand ce n’est pas pour nous, même si on ne sait pas vraiment ce qui l’est.
Comment considérez-vous les termes de littérature érotique et de littérature pornographique ?
On a tendance à penser érotisme et pornographie comme une gradation, serait érotique ce qui est moins pornographique alors qu’il s’agit plutôt d’une différence de nature. Philosophiquement, l’idée de différence de degré ne tient pas car ce qui paraît transgressif pour une personne ne l’est pas forcément pour une autre. Nos limites sont fluctuantes. En m’inspirant des théories de Michela Marzano, théoricienne de la pornographie visuelle, je me suis dit que la littérature ne pouvait jamais être pornographique. Pour Marzano, la pornographie représente des corps-objets, tandis que l’érotisme concerne des corps-sujets. Dans ce qui relève de la littérature, c’est à dire de l’art, c’est toujours le cas puisque les corps sont forcément incarnés en raison de la subjectivité de l’auteur. Ainsi, seuls les livres industriels sont pornographiques puisqu’ils répètent des modèles, et sont écrits dans le but de satisfaire le plus grand nombre. On peut penser à la New romance et à ce qui se fabrique en série. Au cinéma, c’est différent puisque tout est davantage chosifié. Pour que la littérature érotique fonctionne, il faut que les images suscitées passent par le lecteur, on parle de régrédience, c’est nous créons les images depuis notre subjectivité.
https://zone-critique.com/critiques/nathalie-leger-sous-la-mort-lecriture
Quelles seraient vos recommandations littéraires pour découvrir la littérature érotique et pornographique ?
- « La femme de papier » de François Rey : élégance dans la crudité au sujet d’une femme qui se met à écrire des lettres à son amant pour pimenter leur relation ;
- « La mécanique des femmes » de Calaferte : pour montrer que la littérature pornographique c’est indéniablement de la littérature ;
- « La Demeure des Lémures » de Léo Barthe : divinement écrit et le personnage principal qui est une femme, ne subit aucune violence et maîtrise sa sexualité sans culpabilité, chose rare dès lors que c’est écrit par un homme ;
- « Henry et June » d’Anaïs Nin : parce qu’elle est une figure importante du registre, c’est un tome de son journal, et l’on voit comment pensée et pratique peuvent se nourrir l’une l’autre ;
- « Il est 14h, j’enlève ma culotte » de Zoé Vintimille : c’est très récent, sous forme de fragments avec de nombreux aspects contemporains extrêmement intéressants ;
- « Monsieur » d’Emma Becker : c’est avant Me too donc il faut le savoir, mais la littérature érotique est centrale dans ce roman ;
- « Le pornographe et ses modèles » d’Esparbec : c’est son plus littéraire, même s’il faut avoir le cœur bien accroché, les images sont très efficaces ;
- « Mises en pièce » de Nina Léger : le dispositif de ce livre est très original car il parle de la technique du palais de la mémoire pour retenir les différentes anatomies ;
- « Le boucher » d’Alina Reyes : c’est un roman érotique à base de tendresse même si la première partie du livre parle du désir de ce qui dégoûte ;
- « Histoire d’une fille de Vienne racontée par elle-même » de Joséfine Muntzenbacher : pour la joyeuse franchise de la narratrice qui ne s’embarrasse pas de scrupules !
- Camille Moreau, Emmanuelle Arsan : biographie d’un pseudonyme, La Musardine, 2024.
- Crédit photo : © Patrick Galbats