Anne Hautecoeur est directrice éditoriale aux éditions La Musardine depuis plus de 20 ans. Elle revient avec nous sur les définitions de la littérature érotique – et pornographique et sur son évolution, notamment vers plus de féminisation.
Pour commencer classiquement, quelles seraient vos définitions de la littérature érotique et de la littérature pornographique ?
Il n’y a pas de définition officielle mais c’est une question récurrente. Cette différence est surtout liée au marketing. Il est plus aisé de parler d’érotisme que de pornographie. Se revendiquer d’être éditeur de textes pornographiques, ce n’est pas la même chose qu’être éditeur érotique, chose déjà compliquée. Le terme de « pornographie » aujourd’hui renvoie davantage à la vidéo X qu’à la littérature. On a un certain nombre d’auteurs, dont le chef de fil est Esparbec, qui se revendiquent comme pornographes, estimant qu’il est hypocrite d’utiliser le terme « érotisme ».
Derrière tout ça, il y a surtout une littérature qui parle de sexualité et de corps. Il y a autant de façons d’en parler que de le vivre, ça peut être vulgaire ou sophistiqué, féminin ou masculin. Et puis évidemment, il y a la fonction masturbatoire de cette littérature dont on se détache de plus en plus aujourd’hui, mais il a longtemps existé une littérature « de consommation », ce qui était le cas des collections dirigées par Esparbec sous le label Media 1000 par exemple, dont le lectorat diminue d’année en année.
N’y a-t-il pas une diminution d’écrivains qui décident d’assumer l’étiquette de pornographe ?
Depuis Esparbec, peu d’auteurs se revendiquent du registre pornographique – hormis ceux que dirige Christophe Siébert dans sa collection « Les Nouveaux Interdits ». D’autres le pourraient, cela dit mais on ne peut pas dire que ce soit dans l’air du temps, puis un tas de textes parlent de sexe aujourd’hui sans forcément qu’il y ait de pornographie. Pourtant, il y a une nouvelle génération qui, au contraire, a grandi avec le porno vidéo et qui assume davantage le coté explicite. C’est donc moins tabou mais ça concerne peu d’auteurs.
Est-ce que le registre érotique/pornographique a évolué ? De quelle façon ? Vous pensez qu’il va dans quelle direction ?
La féminisation constitue un véritable virage. Avant, peu de femmes écrivaient alors qu’aujourd’hui il n’est plus si simple de trouver des plumes masculines dans le registre pornographique. La libération de la parole autour de la sexualité féminine a permis à de nombreuses femmes d’écrire sur le sujet avec beaucoup moins de complexes et de difficultés. Parallèlement, l’accès à la pornographie en ligne très simple a détourné une partie du lectorat masculin qui a délaissé la littérature au profit de la vidéo. Peut-être que les femmes, du moins certaines, sont moins à l’aise avec la pornographie visuelle et tiennent à préserver ce lien avec le livre.
La féminisation constitue un véritable virage.
Cette baisse de plumes masculines serait le fruit d’une forme de crispation ou de gêne ?
Peut-être que certains hommes ne se sentent plus à l’aise avec ces sujets. La littérature érotique, par définition, c’est l’espace des fantasmes qui peuvent frôler l’interdit. La période ne veut plus trop de cela venant des hommes et, les femmes, nous en sommes heureux, se sont saisis de leurs stylos pour raconter leurs visions. C’est un passage, une évolution qui était souhaitable, leur permettant non seulement de prendre la parole mais aussi de proposer des approches différentes de ce que nous avions jusqu’alors.
La libération de la parole autour de la sexualité féminine a permis à de nombreuses femmes d’écrire sur le sujet avec beaucoup moins de complexes et de difficultés
Il y a également l’essor d’une littérature sexuelle qui n’a rien d’érotique.
Elle a même la vocation inverse ! Tous les livres n’exposent pas une vision joyeuse du sexe, loin de là. Pendant des siècles, les femmes n’ont été qu’objet de désir et ont subi leurs relations sexuelles plus qu’autre chose. Aujourd’hui, il y a cette revendication importante qui est de dire leur vérité. C’est important qu’il y ait un espace pour toutes les pensées sur le sujet.
Et pendant que les paroles se libèrent pour proposer des approches plus pertinentes et réalistes sur la sexualité, on constate une surprésence de dark romance dans les librairies qui s’inspire directement de la littérature érotique en véhiculant paradoxalement des messages moins progressistes.
Oui, et cela pose quelques difficultés aux libraires qui refusent d’avoir un rayon consacré à la littérature érotique mais qui diffusent de la dark romance pour répondre à cette demande à laquelle ils ne peuvent échapper. Je pense que de nombreux libraires n’ont pas perçu les nombreuses évolutions de la littérature érotique et pornographique. Elle ne se résume plus à Esparbec, qui a beaucoup marqué mais fait désormais partie du « patrimoine » du genre, il y a énormément de nouveaux auteurs qui proposent des choses modernes, différentes, plus accessibles probablement.
Je pense que de nombreux libraires n’ont pas perçu les nombreuses évolutions de la littérature érotique et pornographique.
Qu’est-ce qu’un bon roman érotique ou pornographique ? Qu’est-ce que vous recherchez dans les textes aujourd’hui ?
Évidemment, je dois aller au-delà de mes propres goûts et sensibilités. Toute ma position est de laisser la place à un maximum de visions, de fantasmes et d’envies. Objectivement, un bon roman érotique ou pornographique, c’est un bon roman. C’est un texte qui installe une histoire, autofictionnelle ou non, bien écrit, qui a du style et qui emmène son lecteur. Ensuite, il faut qu’il parle de corps et de sexualité sans forcément qu’il soit voué à exciter son lecteur, le champ s’est étendu, pourvu que le texte suggère ou bien interroge sur la question, qu’il permette de réfléchir sur ces sujets. D’autant que l’on a de plus en plus de lecteurs qui s’intéressent à nos parutions, recommandées par leur sexologue, par exemple, afin d’éveiller leurs fantasmes ou de se renseigner sur le corps. On a aussi cette vocation désormais.
J’allais justement vous demander si le métier avait changé, au rythme de ces nouvelles et instructives voix de femmes, de l’évolution des mœurs et du désir que l’on sait en baisse.
Oui, cette nouvelle fonction d’information fait partie de l’évolution du métier, ça n’a pas toujours été le cas, mais ça fait aussi partie des choses qui m’importent personnellement. Je tenais à proposer des textes qui répondent à des questions au-delà de fournir une littérature de plaisir. Il faut suivre les besoins et les demandes contemporaines. Par exemple, j’ai créé une collection de littérature LGBTQI qui s’appelle « Prismes », dont le directeur est Didier Roth-Bettoni, qui a écrit chez nous L’homosexualité dans le cinéma. Le premier roman de cette collection s’intitule Midi-minuit sauna de Lucien Fradin. Cela répond à une demande que l’on n’a pas encore atteinte, bien qu’essentielle, puisqu’il s’agit de la question de la fluidité des genres, d’absence d’étiquette, qui concerne de plus en plus de personnes. C’est long à venir alors que ça nous tient très à cœur. Cette collection devrait permettre d’ouvrir les horizons, c’est en tous cas souhaitable.
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Il faut suivre les besoins et les demandes contemporaines.
Puis il y a la question de la visibilité en librairie.
Effectivement, la mise en place en librairie n’est pas incroyable. On n’a pas de grandes visées mais on ne peut pas dire que l’on progresse beaucoup. On tire davantage notre épingle du jeu avec notre collection d’essais, l’Attrape-corps, parce que ça reste honorable de parler de sexe sous un angle plus « sérieux », scientifique, avec des références mais dès qu’il s’agit de fiction, c’est plus compliqué. On verra si ça progresse un jour. Peut-être qu’il faudrait une communication autour de ça plus impactante afin de briser les idées reçues.
D’ailleurs, quels sont les évènements mettant à l’honneur cette littérature ?
Je suis secrétaire du prix Sade, remis en septembre dernier, qui n’est pas uniquement dédié à l’érotisme puisqu’il tient compte des dimensions libertaires et politiques qu’abordait Sade dans ses discours. Il reste un évènement littéraire qui met à l’honneur l’audace qui, étrangement ou pas, concerne souvent le corps ou la sexualité.
Surtout, il existe un seul salon consacré à la littérature érotique. C’est à la Bellevilloise et organisé par Flore Cherry dont on est partenaire puisqu’on y tient la librairie. Nos auteurs sont très rarement invités à des séances de dédicaces en librairie, on est quand même à la marge. Au fond, même si je souhaite bien sûr que nos livres et nos auteurs rencontrent leur public, ça ne me dérange pas tant que ça. Cette littérature risquerait de perdre son parfum d’intime, de sulfureux, alors que ce mystère nourrit justement son charme.
Qu’est-ce qui différencie l’éditeur de livres érotiques et pornographiques d’un éditeur lambda ?
C’est le même travail, mais l’une de nos particularités, c’est la diversité des genres littéraires publiés : de la littérature grand format, du poche, du pratique pour différents publics, des classiques, des romans contemporains, des essais, et des choses plus ludiques comme des mots fléchés. Par rapport à notre taille, une telle activité est assez rare et cela peut malheureusement participer à troubler notre image. Après, il ne faut pas perdre de vue que la plupart des lecteurs est indifférent aux maisons d’édition, Ce qui intéresse les gens, c’est de trouver des livres qui correspondent à leurs envies.
Quand on a la curiosité de lire des romans érotiques et pornographiques, on se rend compte de leur dimension sociale. C’est une littérature qui raconte l’époque n’est-ce pas ?
Alors, il est vrai qu’on publie des romans pornographiques qui comportent aussi une dimension sociologique forte avec la présence d’enjeux de l’époque. C’est ce qui a motivé la création de la collection « Prismes » qui, en plus de sa dimension érotique, a une dimension plus politique sur les questions de genres. On la trouve chez Claire von Corda aussi par exemple. Cela dépend de l’ambition de l’auteur et du discours qu’il veut mener. Certains vont mêler du fantastique à l’érotisme, d’autres explorent les frontières entre romance et érotisme, puis il y a des textes plus littéraires. Tout dépend de l’écrivain et cela permet de toucher différents lectorats et de répondre à une grande variété de demandes.
Qu’apporte cette littérature à la société d’après vous ?
Elle a évidemment une dimension politique puisque l’époque que nous traversons et ses revendications concernent la sexualité. A la lecture des nombreux discours qui ressortent sur les réseaux sociaux, on sent cette volonté de l’épanouissement dans la sexualité à tout prix, où le consentement est évidement primordial. On peut néanmoins se demander si l’on ne va pas vers une forme d’uniformisation et d’assainissement de la sexualité qui ne laisse plus beaucoup de place à sa force créatrice. Il est donc important qu’il existe encore des espaces qui soient bien sûr dans la légalité, et que des gens puissent l’investir tant au niveau de l’écriture que de la lecture. Que cela provoque de l’excitation ou du rejet, il se passe quelque chose, et c’est ça qui est intéressant. Je doute de l’intérêt d’ignorer ou taire certains fantasmes, même les plus fous. Ce qui me paraît être le plus important c’est de rester ouvert, d’apporter de la nouveauté et une vision contemporaine de la sexualité.
On n’a pas vraiment d’équivalent à notre maison d’édition dans le monde quand on y réfléchit, et ça interroge. On va trouver de la romance et du pratique dans le monde anglosaxon, une certaine littérature japonaise qui laisse place à l’érotisme, mais sinon, on ne peut pas dire que la littérature érotique ou pornographique soit mise en avant ou explorée.
Votre catalogue témoigne de cette exploration permanente, pourriez-vous nous présentez vos différentes collections ?
Le label « Média 1000 », consacrée aux romans dits « de gare » depuis les années 1980, qui à l’origine préexistait à la Musardine, est aujourd’hui dirigé par Christophe Siébert, ayant succédé à Esparbec. Notre ancien patron a acheté ce fonds pour ensuite créer la Musardine. Aujourd’hui, on fait perdurer « Media 1000 » à travers des grands formats. On voulait une collection qui assumait la dimension pornographique et masturbatoire.
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Sous le label « La Musardine », nous publions aussi des romans érotiques contemporains en grand format. La collection des « Lectures amoureuses », créée par Jean-Jacques Pauvert en 1996, concerne les romans en format poche. Elle rassemble des grands auteurs classiques et des contemporains.
Ensuite, nous avons des ouvrages pratiques écrits par des médecins, des psychologues ou des, des sexologues. La collection d’essais « L’Attrape-corps » est non seulement ouverte à des sujets pointus, mais aborde également des thèmes plus légers, toujours développés avec sérieux.
Nous proposons aussi des livres qui ne rentrent dans aucune collection, des Mots fléchés, des parodies humoristiques, des biographies, des ouvrages sur le cinéma par exemple. Enfin, une large part de notre catalogue est consacré à la bande dessinée, sous le label Dynamite.
En fait, on ne s’empêche rien, si tant est que les projets nous semblent intéressants à promouvoir. La forme et la collection adaptée suivent. Cette diversité permet de s’interroger, de s’informer, de se soigner, mais aussi de rire, de s’inspirer et de s’évader dans le plaisir.
- Crédit photo : © Audrey Wnent