Écrire, c’est mourir un peu. Aliosha Costes nous livre le récit troublé d’une sortie de monde, devenu fantôme éthéré contemplant les mouvements de la vie.
Le soleil battait son plein quand, la bouche ouverte, je m’étais avancé jusqu’à lui. La surface éblouissait, toute blanchie de son rinçage ; je m’étais penché.
Elle avait la tronche de mes amygdales. Un miroir étiré comme mes lèvres, comme Le Cri, divaguant en choquant d’un contour inachevé, une bordure arrondie. Ce reflet était sous la grande ombre trouée d’un cyprès, les rameaux en couronne, l’auréole d’un feuillage. C’était une peinture suintante qui coulant, saignait, m’évoquant l’intestin ; la décomposition de mon organisme crachée au visage, quelque-chose de putride et d’engouffré. Un écho par le bas comme ces fontaines que l’on voit sur certains parvis de petites villes et qui, éteintes, nous font craindre leurs jets soudains. Prudent, je m’étais éloigné du risque. Mais je n’y arrivais pas ; l’image revenait, s’imposait, s’acharnait, renaissait encore et encore comme la queue d’un lézard. Alors je m’étais éloigné. Je pus voir un reflet d’où la terre et le reste s’entremêlaient, salivant d’un filet – un escalier qui, marche après marche, se métamorphosait en une échelle. Elle amena mes genoux à se plier pour s’asseoir au-dessus des nuages. Il y avait là l’écho d’un autre monde ; celui des morts, ou même des cieux, car ici-bas je n’étais pas, je n’étais plus. C’était une fuite ou une survie ; une ascension.
Il faut bien dire que quand d’en haut l’on voit mieux, c’est que du dedans l’on pendille. Ce que j’avais vu m’avait fait sortir du monde. Je n’étais plus de cette terre, mon âme s’était enfuie, criant pourtant toujours dans l’eau.
Les lueurs continuaient de battre les bordures du lac et la chaleur cognait pleinement, sèchement, quand j’étais allé me couvrir plus loin. Craignant les indiscrets, dans l’obscurité, je m’étais mis à l’abri des passants. Ils avaient traversé mon corps d’un regard, mais je le crois bien, ne me voyaient pas. Alors dans cette obscurité, je m’étais apaisé, reposé. Je m’étais questionné de ce nouvel état, cette inquiétude devant la vie. Car je ne me voyais pas dans les vitrines, ni dans le format selfie de mon smartphone ; non, seule l’eau savait renvoyer en des allures baveuses de tableaux expressionnistes, épris de tourments à la Munch, mes contours. Ces fresques seules, remplies d’âmes dévoyées, parvenaient à retranscrire ce que mon corps, depuis le réveil, était devenu. Ma consistance avait disparu, je n’étais plus qu’une trace au creux d’une flaque.
Mais ne me demandez pas, ne me demandez rien, je ne m’en souviens pas. Ni d’hier, ni d’avant. Rien ; je ne me souviens plus. Ce qui s’était passé plus tôt s’était effacé. Englouti, digéré puis déféqué, précipité dans les méandres des ignorances, de l’amnésie. Il faut être de son présent et pour cela : sacrifier son passé en gonflant son oubli. Ce qui est clos est clos, il faut bien l’accepter, avancer ; et même si d’autres l’appellent mélancolie, je la hurlais marasme.
Une libellule passa brièvement et des lilas sur un rond-point dansaient la mazurka. Les buissons avaient séché et les arbustes souffraient du temps. Ici, j’avais été comme pendu à un monde ; j’entendais les enfants jouer et les éclaboussures de l’eau. Je n’avais pas perdu la vue, l’ouïe non plus, mais juste le reste. L’existence et mon corps. L’existence de mon corps. Il faisait beau, il faisait chaud, les gens souriaient, les mômes riaient, le monde mâchait pleinement la vie sans moi. Je n’étais capable que de l’épier, de contempler de loin la vie. C’était le sort destiné aux fantômes. Car c’est bien ce que j’étais devenu. Un fantôme comme dans les films. Avec le drap, mais inversé, à l’envers, attaché par les pieds. Un fantôme cramoisi et froissé, orangé comme séché : une luette. Je retraçais les heures, les jours, les ères, sans que rien ne puisse rugir d’un regret. Je ne résistais pas, non, je me rétractais, ravalant mes tristesses. Car je me trouvais mort, flottant dans les courants, les rivières, les forêts, les organes, les dentiers, les humeurs. Je ne pouvais que rôder, supporter mon nouveau rôle, ma croix de spectre et ma bouche bée.
Alors contraint à ce nouvel état, je fis le choix d’attendre avant d’écrire.
Si l’on s’y met, il faut d’abord sortir du monde, mourir un peu. Ou sinon l’on ne voit rien ; sauf le soleil qui éblouit.