Qu’est-ce que le réel au cinéma ? Si tout film repose sur un dialogue entre réalité et imaginaire, cette tension est au cœur du festival Cinéma du Réel. Entre rencontres, projections et réflexions sur la nature même du regard cinématographique, cette édition a exploré, sous toutes ses formes, les multiples manières de donner à voir le monde.
À la question « Quel est votre documentaire préféré ? », James Benning, réalisateur de little boy, lauréat du Grand Prix du Cinéma du Réel cette année, répond avec malice : Titanic, saluant son « remarquable travail documentaire sur le mauvais jeu d’acteur ». Puis, plus sérieusement, il ajoute : « Tous les films sont des fictions. »
Le Cinéma du Réel porte bien son nom : il rassemble des œuvres qui interrogent notre rapport à la réalité. Documentaires, films expérimentaux, hybrides, chaque sélection explore, à sa manière, la porosité entre réalité et mise en scène. Mais le festival est aussi un lieu de retrouvailles. Cette année, j’y ai croisé un cinéaste américain, un critique portugais, une professeure brésilienne : tous ont traversé des continents pour être là. Leur présence m’a rappelé combien la distance nous sépare au quotidien, parfois atténuée par l’illusion de proximité tissée par la mondialisation numérique. Phuong Thao Nguyen explore ce sentiment dans First Light, un chant d’exil où la réalisatrice met en parallèle la difficulté des fleurs asiatiques à s’épanouir sous le climat allemand et sa propre expérience d’expatriée, marquée par des liens familiaux maintenus à distance, derrière un écran.
Ce qui m’a le plus frappé dans les films que j’ai vus, c’est précisément cette question de la distance : non seulement celle qui sépare la caméra de son sujet, mais aussi celle qui existe entre le cinéaste et son propos, entre le spectateur et l’image, entre le réel et sa mise en scène. Filmer suppose toujours une prise de position : quelle proximité adoptons-nous face au monde ? À quel moment ma réalité devient-elle la nôtre ?
Première mise au point
Cette question de la distance irrigue toute la programmation. Le film Monólogo colectivo, par exemple, explore la relation entre l’homme et l’animal à travers la proximité saillante du zoo, qui fait naître des gestes de tendresse et de contact entre les espèces, suggérant une altérité harmonieuse dans la nature. Pourtant, cette intimité avec les animaux semble paradoxalement nous éloigner du sujet du film : l’approche éthérée et contemplative de la cinéaste abstrait le contexte du tournage et son discours, si bien que la portée antispéciste de l’œuvre se dilue dans ces démonstrations intimes d’affection et d’attention.
“Filmer suppose toujours une prise de position : quelle proximité adoptons-nous face au monde ?”
On retrouve cette proximité entre l’homme et l’animal dans Regarde avec mes yeux et donne-moi les tiens de Noëlle Pujol. La réalisatrice filme dans un premier temps l’atelier abandonné de Georges Braque. D’abord, le court-métrage évoque un jeu vidéo indépendant d’horreur d’exploration en vue subjective, où l’on attend, dans cet espace délabré, l’apparition d’un spectre. Mais, au lieu d’un fantôme, c’est un petit oiseau immobile qui surgit dans le cadre. Cette révélation, qui prend une dimension ironique lorsqu’on sait l’intérêt de Braque à représenter des oiseaux dans les années 1940, capte immédiatement l’attention de Pujol. La réalisatrice le filme de si près qu’elle en perd parfois sa trace, perdant le point sur le petit camarade, comme si la vision vacillante de sa caméra suggérait moins une relation affective avec l’animal qu’un trouble entre le réel et l’allégorie – comme si cet oiseau se trouvait à la frontière de l’art et du tangible.
La distance d’un abîme
La tension entre proximité et distance innerve aussi les portraits d’hommes, nombreux cette année. Dans Je suis déjà mort trois fois, Maxime Vassilyevitch dresse un portrait intime de Jacques Nolot qui prolonge le caractère autobiographique du cinéma de l’acteur-réalisateur. Toujours filmé à une certaine distance, rarement en gros plan, Nolot évolue librement dans le cadre, comme si l’espace filmique lui était offert. Pourtant, cette retenue apparente n’entrave en rien la proximité qui se tisse à l’écran : la caméra capte avec une pudeur complice l’abandon du cinéaste, mis à nu – au double sens du terme. Même l’appartement de Nolot, filmé avec une aisance révélatrice de la familiarité du cinéaste avec les lieux, devient le prolongement naturel de cette connivence. À la fin, Nolot nous apparaît comme un ami : on s’attendrait presque à ce qu’il nous invite à boire un café.
Là où Vassilyevitch saisit un homme dans toute son humanité, Léo Bizeul, avec Robert Taschen, l’un des films les plus énigmatiques de la compétition, opte pour une approche plus fantomatique. Ici, la caméra est bien plus proche du sujet que dans le film de Vassilyevitch, et pourtant, nous nous sentons plus éloignés que jamais. Car, au cinéma, la distance ne se mesure pas en mètres : si le premier film incarne une vitalité lumineuse, Robert Taschen impose une figure spectrale, errant dans un espace indistinct, à mi-chemin entre la chambre mortuaire et un territoire déréalisé. Son murmure insaisissable, loin de renforcer une proximité, creuse au contraire un vide, une absence, un écart infranchissable entre lui et nous.
Filmer l’invisible
Cette idée d’un vide à l’œuvre trouve un écho dans Les Habitants de Maureen Fazendeiro, où la réalisatrice suspend même la notion de distance en s’attachant à filmer l’invisible. Dans une sorte de variation inversée de News from Home de Chantal Akerman, elle capte une ville paisible, presque idyllique, dont la sérénité se fissure au fil des lettres de sa mère qui révèlent, sous une quiétude apparente, une réalité souterraine faite de xénophobie et de violences sociales. Ici, la distance ne se mesure plus entre la caméra et son sujet, mais dans le décalage entre l’image et ce qu’elle tait, entre l’apparence du monde et sa vérité plus trouble, entre ce que l’on regarde et ce qui demeure hors-champ.
“Le cinéma a ce pouvoir étrange d’abolir les écarts autant que de les creuser.”
Dans Manal Issa d’Elisabeth Subrin, l’absence devient le sujet même du film. L’actrice franco-libanaise qui lui donne son titre n’apparaît jamais à l’écran, signalant seulement sa présence par une cigarette allumée et une tasse de café pleine. Contrairement à Fazendeiro, qui confronte le visible à ce qui lui échappe, Subrin choisit de soustraire l’image de son sujet, interrogeant ainsi la nature même de la représentation. Par ce choix radical de mise en scène, le film, tourné à Beyrouth mais dirigé par Subrin depuis New York, se concentre plutôt sur une ville où les bombardements se rapprochent. Loin de l’absence feinte de l’actrice, c’est le réel qui s’impose : l’eau d’un verre posé sur une table tremble sous l’impact des explosions. En reléguant l’actrice-icône au hors-champ et en donnant à Beyrouth le premier rôle, le film tient un discours politique où la distance n’est plus seulement spatiale, mais profondément symbolique.
Mesurer le temps
La question du vide et de la distance se rejoue dans Tin City de Feargal Ward, mais cette fois sous un prisme temporel. Ici, c’est une ville fantôme qui occupe l’écran, un ancien camp d’entraînement militaire façonné à l’image de Belfast pour préparer l’armée britannique aux guerres urbaines en Irlande. Peuplé uniquement de mannequins figés et de détails incongrus, ce décor artificiel oscille entre horreur expérimentale et documentaire d’archives. Devant ce qui pourrait être un décor de cinéma soigneusement façonné pour simuler la réalité, un vertige nous prend. Ce décalage, non seulement géographique mais aussi temporel, fait naître une distance presque abstraite.
Cette tension entre reconstruction et observation se prolonge dans Air Base de Li Luo, l’un des films les plus marquants de la compétition. Wuhan, devenue tristement célèbre comme point d’origine du Covid, apparaît ici sous un double regard : à la fois ancrée dans son quotidien d’après-crise et hantée par des motifs récurrents qui en font une ville-mémoire. Une femme recueille des soupirs, un homme gratte sa guitare entre deux conversations au bord du lac, un autre régule la circulation sans raison sur un pont. Mais surtout, une silhouette énigmatique surgit à intervalles réguliers : un homme en imperméable, porteur d’un virus invisible, errant sans fin dans les rues, comme un Léopold Bloom hypocondriaque échappé d’une légende urbaine.
Plus qu’une simple chronique de la ville et de ses figures anonymes, Air Base donne à voir une désorientation spatio-temporelle : celle des premières semaines post-confinement, quand Wuhan, personnage principal du film, semble chercher à retrouver son propre rythme. Comme dans Tin City, c’est le temps lui-même qui devient sujet, un temps suspendu entre mémoire et présent, hanté par une attente diffuse, celle d’un retour à la normalité qui ne se résout jamais tout à fait.
Cerrar los ojos
Reste encore une dernière distance à interroger : celle qui sépare le spectateur de l’écran. Ou plutôt, celle qu’il construit lui-même dans son regard. Car le cinéma a ce pouvoir étrange d’abolir les écarts autant que de les creuser. Le spectateur, après tout, est toujours à la fois proche et lointain, impliqué et détaché, témoin et interprète. Entre proximité et abstraction, entre immersion et retrait, le cinéma ne fait que rejouer ce paradoxe : celui d’un monde que l’on croit saisir, mais qui, toujours, nous échappe.
- Crédit photo : Collective Monologue ©Jessica Sarah Rinland_Trapecio Cine.