Zoran Feric

Zoran Feric – Tout n’est qu’illusion

Le roman est un art de la liberté et les grands romans sont souvent ceux qui se permettent tout. Libre, affranchi des pesanteurs, l’auteur prend un tel plaisir dans son écriture que le lecteur, de l’autre côté de la page, est comme contaminé. Aussi fiévreux que le romancier-démiurge, électrisé, ce dernier n’a dès lors qu’une hâte : voir jusqu’où cette folie peut entraîner le récit. L’auteur et le lecteur, alors, partagent le même monde – mieux même, ils partagent la même joie de naviguer dans ce monde. 
C’est ainsi, fou et heureux, que l’on déambule sur la petite île croate où se déroule l’intrigue de ce curieux roman, La mort de la petite fille aux allumettes

Zoran Feric, La mort de la petite fille aux allumettes

Il pourrait exister deux façons de résumer ce roman labyrinthique, à la fois fou et sérieux, mystique et réaliste, tragique et comique. La première consisterait à décrire brièvement les évènements : Féro, médecin légiste, retourne sur l’île où il a passé sa jeunesse pour assister à l’enterrement de la fille d’un de ses vieux amis. Là, il est embarqué par le chef de la police locale, qui lui demande d’examiner le corps d’une prostituée assassinée qui, sur l’île, était surnommée la Fille aux allumettes. L’enquête permet de révéler ce qui se passe sous le masque paisible de cette île où chacun a quelque chose à cacher. Avec, en arrière-plan, des échos des combats qui se jouent non loin – l’intrigue du roman se déroule en 1992, alors que la Croatie se bat pour son indépendance. 

Un autre angle pour présenter ce roman, un moyen de rendre compte de tout son relief, qui lui permettrait de l’inscrire dans la catégorie des grands romans, serait de citer cette phrase qui, à elle seule, résume à la fois l’ambiance et la profondeur – le sel – du livre : « Les morts sont parmi nous. »

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Les morts sont parmi nous

En effet, au-delà de son titre, La mort de la petite fille aux allumettes est une histoire de morts qui habitent avec les vivants. Le roman s’ouvre sur un enterrement, au cours duquel se succèdent les habitants de l’île qui, tous, ont connu un deuil dans leur proche entourage. Il est frappant de constater que chacun est présenté en rapport avec un mort – un enfant, un parent, un frère. Même les médecins sont résignés : l’un s’est fait la spécialité d’annoncer à ses patients malades l’inéluctabilité de leur sort. Quand la mort n’a pas encore frappé, elle rôde, en marge, à l’image de Franka qui se bat contre un cancer du sein. 

La mort partout donc, mais la mort qui a perdu le pouvoir de ravir aux vivants la présence des êtres qui leur sont chers. En effet, sur cette petite île, les morts reviennent à la vie, naviguant dans la brume : tombe profanée, enfants qui errent comme des fantômes sur les bords de route, silhouettes grises figurant les défunts qui apparaissent un beau matin un peu partout dans les rues de la ville. Même la fille aux allumettes semble revenir à la vie, puisqu’elle apparaît à travers une cassette vidéo que s’échangent les habitants, rendant immortelle celle qui vient de mourir. 

“En effet, au-delà de son titre, La mort de la petite fille aux allumettes est une histoire de morts qui habitent avec les vivants.”

« Les morts sont parmi nous ». L’invisible nous saute aux yeux, dans un éclat éblouissant. Mais dans ce roman fascinant, les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. C’est foisonnant, foutraque, parfois difficile à suivre, mais la chasse aux morts – en tout cas ceux qui semblent l’être – sert de fil rouge à la narration. Comme si l’auteur jouissait de son pouvoir de création, et ce faisant, profitant de la possibilité de malmener son lecteur, il multiplie les fausses pistes, ouvrant son récit sur d’autres thématiques : l’exorcisme par des religieux italiens, une plongée nocturne dans un asile d’aliénés, des figures communistes venues de Roumanie et de Yougoslavie… Comme dans un roman de Kundera, plusieurs thèmes sont ainsi déclinés, en de nombreuses variations, rejoignant tous le thème central, la mort, en une sorte de polyphonie saisissante et maîtrisée.

Les étoiles ne sont pas ce qu’elles sont

Tous ces tours de passe-passe (en périphérie apparaît un personnage de magicien s’amusant à découper à la scie son assistante), d’échos et de fausses pistes, ne font que participer au message essentiel du roman : tout n’est qu’illusion. 

La quatrième de couverture du livre évoque Twin Peaks : c’est vrai, les personnages excentriques ne manquent pas, les bizarreries non plus (notamment cette histoire de quatre clochers sonnant quatre midis différents) et l’atmosphère générale voisine entre l’inquiétant et l’improbable drôlatique. Mais c’est une autre œuvre de David Lynch qui nous permet de mieux approcher la profondeur cachée du roman : installées dans les gradins du Silencio, Betty et Rita, les deux héroïnes de Mulholland Drive, écoutent un homme leur révéler que « tout n’est qu’illusion ». Et, pour illustrer cela, apparaît une chanteuse qui, d’une voix éblouissante, émeut aux larmes Betty et Rita. Sauf que, quand la chanteuse s’évanouit et s’écroule sur scène, on se rend compte que ce n’était pas elle qui chantait, mais une bande enregistrée.

Les morts sont-ils vivants ? Tout n’est-il vraiment qu’illusion ? Zoran Feric illustre à son tour cette théorie. Féro et Franka, depuis la plage, regardent le ciel et voient passer une, puis deux, puis trois étoiles filantes. « Fais un vœu » et on imagine que l’un comme l’autre, éblouis et émerveillés par le spectacle céleste, s’abandonnent à quelques souhaits heureux. Puis ils quittent le front de mer et remontent le sentier. C’est là que l’émerveillement, que la magie, que l’illusion s’effacent : 

« Quelques garçons de la ville étaient assis sur le muret près du monastère des clarisses. Ils avaient une cage avec des moineaux. L’un d’entre eux sortait les oiseaux de la cage, leur enduisait la tête et les ailes d’essence, les allumait et les laissait voler. L’oiseau battait des ailes avec des pépiements atroces, comme pour éteindre la torche, puis s’écrasait dans la mer au pied des remparts. D’en bas, du front de mer, on aurait dit des étoiles filantes. »

Tout n’est qu’illusion – sauf la cruauté de l’humain, qu’il soit vivant ou mort.

  • La mort de la petite fille aux allumettes, Zoran Feric, éditions Noir sur blanc – 2025 – 215 pages. Traduit du croate par Chloé Billon.
  • Crédit photo : DR

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