Le titre déjà regorge d’information. « Zeus ou Ammon ? » en forme de question est une invitation parlante par le dialogue qu’elle instaure avec l’œuvre de l’affiche. Cette tête de Zeus-Ammon aux cornes torsadées représente un aspect de ces Trésors sous influence qu’indique le titre, influence grecque sur le bassin méditerranéen… mais, de façon plus intéressante, surtout inversement. L’influence du levant sur l’occident se manifeste très nettement à travers cette tête d’Ammon-Zeus, Ammon affublé d’une barbe grecque et dont le culte avait cours non seulement en Égypte (acculturation) mais aussi en Grèce (retour à l’envoyeur !).
Ulysse, le plus classique des migrants
Cette exposition se propose d’examiner les divers modes sur lesquels s’est exprimée et s’exprime encore cette influence, réprimée par la civilisation occidentale aux racines qui se veulent purement gréco-latines. On entre dans la chapelle de la Vieille Charité comme pour se recueillir. Dès l’abord, le dialogue entre passé et présent, les voyages mythiques d’Ulysse et d’Énée d’un côté et la traversée périlleuse des migrants en Méditerranée, est posé. Cette exposition sera politique ou ne sera pas ; cette exposition sera questionnement ou ne sera pas. Sous l’égide de Barbara Cassin, l’exposition « Zeus ou Ammon, les objets migrateurs » ne pouvait que revêtir une dimension d’interrogation.
À la figure inaugurale d’Ulysse, socle avec l’Odyssée de toute la littérature classique, est nouée à celle du migrant anonyme qui tente la traversée de la Méditerranée sur son ecoboat de plastique recyclé. Notons que la différence ne se loge pas tant dans l’embarcation (Ulysse s’entortillant dans le voile de la naïade Ino pour échapper à Neptune, renvoie littéralement au gilet de sauvetage sur une mer déchaînée), dans la mort croisée de face (le nombre de fois où ils continuent après avoir pleuré leurs compagnons morts est terrifiant), dans les rêves inassouvis de foyer accueillant (Ulysse s’asseyant dans la cendre pour raconter l’histoire d’Ithaque, sa demeure abandonnée il y a entre dix et vingt ans et désormais au stade de fantasme), que dans la réception moderne de ces gens en quête d’avenir (fi de l’hospitalité). Ils ont l’algos à l’âme qu’ils tirent comme des boulets attachés à leurs pieds, comme Mona Hatoum, dans Roadworks, marche « à côté de ses pompes » qui, à Montgenèvre, sont vitales aux migrants dans la neige italienne.
Toutes ces histoires ne peuvent pas être strictement rabattues les unes sur les autres, tant s’en faut. Ulysse refuse les richesses qui lui sont proposées, préférant son foyer natal à tous les ors qui lui sont proposés. Énée vient à sa rescousse, figure plus judicieuse quoi qu’on connaisse un peu (un tout petit peu) moins l’histoire. L’errance d’Énée, son père sur le dos et son fils à la main, trois générations imbriquées telles des matriochkas, qui se retrouvent dans le Latium qui accepte passé, présent et futur en offrant Lavinia, fille du roi, au héros troyen. Au fil de l’exposition, on retrouve également ces générations morcelées, à travers une bague syrienne dessinée par le grand-père et perdue au cours de l’épopée du petit-fils ; à travers ces voitures de plastique rapprochées dans la vitrine des petits jouets à roues en terre cuite, témoignage émouvant de tous les enfants du monde.
Objets migrateurs comme oiseaux
Mais la partie du titre que je préfère est la seconde, inconfortablement coincée entre les deux plus classiques qui nous parlent de Grèce et d’Antiquité et d’or et merveilles ; « objets migrateurs ». Plutôt qu’influence très occidentale, la migration porte en elle toute la versatilité du vent, tout le balancement des marées, toute la beauté des bruissements d’oiseaux que l’on voit les soirs d’automne se préparer à partir. Objets migrateurs comme des oiseaux – « the great geese hoot northward », l’appel des oies sauvages qui vont vers le nord, comme disait Robert Penn Warren dans son beau poème « Tell me a story ».
Il s’agit de comprendre l’histoire : des objets, des trésors, de hommes qu’ils reflètent et représentent. Et cela nous entraîne à comprendre le temps, les temps, en replaçant l’histoire des migrants dans celle des migrations, l’histoire d’Ulysse dans celle des migrants, l’histoire des migrations dans celle d’Ulysse comme des poupées qui se lisent et s’éploient dans un sens comme dans l’autre.
Et en effet, pour comprendre l’exposition, il s’agit de comprendre l’histoire : des objets, des trésors, de hommes qu’ils reflètent et représentent. Et cela nous entraîne à comprendre le temps, les temps, en replaçant l’histoire des migrants dans celle des migrations, l’histoire d’Ulysse dans celle des migrants, l’histoire des migrations dans celle d’Ulysse comme des poupées qui se lisent et s’éploient dans un sens comme dans l’autre. Comme dans la seconde pièce, où l’on est accueillie par un puzzle de photos d’un périple en direction de l’Europe – northward – où de multiples feuilles de papier sont suspendues dans l’air qui les balance, où une installation de cuillères de bois et d’autres d’argent luisant sur des fils électriques rappellent les oiseaux qui s’y pressent, des graines épandues au sol. Sur les côtés, à feuilleter, sont des glossaires administratifs, des dictionnaires qui traduisent plus que des mots, le sens des mots, à l’usage des locuteurs du soninké ou du russe. Qu’est-ce qu’un nom de famille pour une famille où les noms sont transmis de génération en génération ? Qu’est-ce qu’un deuxième prénom pour une langue où le nom du père est calé entre le prénom et le nom de famille ?
Cette réflexion – plus purement cassinienne, avec une référence directe aux Maisons de la Sagesse – Traduire – est entremêlée d’autres sur le vrai et le faux, le légal et l’illicite, l’original et la copie, l’hybridation et le syncrétisme. Et elles nous tirent hors de notre point de vue européen à tendance universaliste et muséographique.
Le mouvement et le point
Car tout en parlant des humains, nous avons parlé des objets migrateurs : ces objets en voyage qui témoignent des humains, mais également – et c’est là l’un des objectifs de l’exposition – les objets coupés des humains qui les ont façonnés. Elle se divise en salles, trois, cloisonnées à leur tour en plusieurs thématiques : des Migrations qui donnent leur titre aux « Objets Migrateurs » on arrive aux Objets Arrêtés en passant par cinquante nuances d’appropriation. On voit des masques en latex à l’effigie de Jacques Chirac, des tuniques en wax avec la tête de Valéry Giscard d’Estaing, des Karel Marx [sic] indiens, signes modernes des acculturations antiques. Des formes de volutes reviennent d’œnochoes classiques en robes de Paul Poiret, se déclinent en Picasso ou en Niki de Saint-Phalle. On trouve des liens invisibles qui unissent passé et présent dans un cycle.
On en vient à penser (à comprendre ?) que ces « objets – pièces de musée » ont été arrêtés par erreur, presque au sens juridique et policier du verbe : considérés comme errants alors qu’ils étaient migrateurs, comme appartenant à un musée alors qu’ils ont été dépaysés jusqu’à atterrir derrière une vitre. Avec la colonisation de l’Afrique, donnée en exemple flagrant, ce sont tous ses objets qui ont été privés de la culture qui les soutenait et leur donnait un sens ; ils en ont été extraits en tant qu’œuvres d’art pour être exposés. Numérotés, étiquetés, rangés, classifiés – c’est le sens même d’une exposition en général, de cette exposition en particulier aussi, qui est questionné. L’amoncellement muséifié est accusé dans une pièce, pêle-mêle d’objets vidés de sens, un dessin d’Hubert Robert jouxtant une statue égyptienne d’un Pharaon, l’installation de Théo Mercier, accumulation de masques sénégalais sans titre mais n’ayant pas dansé, destinés uniquement à l’Europe et son goût pour l’exotisme – les objets oui mais les hommes non, comme si les uns allaient sans les autres – mais cassés, rejetés et invendables. Analogie poignante, comme souligné par le cartel. Cartel poétique, cartel musical, cartel qui remet en mouvement le point fixe en faisant vibrer l’immobile : le cartel devient instrument du musée plus que simple indication.
L’exposition est riche, très riche, un peu trop parfois ; à ces questionnements foisonnants d’autres viennent s’ajouter, si bien qu’on a le tournis d’avoir tant voyagé dans l’espace et le temps. Chacune des pièces aurait mérité une visite à elle seule, pour y réfléchir posément. Avis aux amateurs !
Centre de la Vieille Charité, Marseille, jusqu’au 16 octobre 2022.