William Marx : D’un ciel à l’autre, nos mondes relatifs

 

copyright « Alexandre Gefen »
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Dans son dernier texte, fruit de sa première année au Collège de France, Des étoiles nouvelles, William Marx dresse une généalogie des découvertes du ciel telles qu’elles sont mentionnées dans la littérature. Fondement d’une pluralité des visions sur le monde, ode à l’altérité, la découverte de l’étoile nouvelle – donc d’un ciel autre – ouvre à un spectre des manières d’être au monde. Au travers d’une épopée du geste poétique, Marx nous révèle, dans un texte amusé et amusant, combien notre perception du réel repose sur bien des hasards, sur des images qui, soudain, signifient.

Une carte du visible

Marx cherche à définir les potentialités d’une image, non pas dans la perspective sociologique d’une étude de la place de l’image aujourd’hui mais en élaborant une réflexion sur la transmission des images mentales et littéraires. L’image alors est à entendre comme parcelle du visible – du connu –, c’est-à-dire « portion du champ de vision isolable et cohérente, formant unité, susceptible d’être éventuellement reproduite et reconnue ». Ainsi l’idée d’une reconnaissance apparaît comme fondatrice d’un lieu commun, géographique, mais aussi d’une culture : la reconnaissance de soi et du monde dans notre capacité à affirmer sa réalité. L’image a alors quelque chose de civilisateur et transite par la littérature. Elle renvoie à l’imago romaine, ces portraits d’ancêtres en cire. De l’imago, Marx raconte qu’elle « signait une continuité », elle identifie, établit une filiation à laquelle chacun, au sein de la cité, pouvait se raccrocher.

La littérature alors, elle qui porte l’histoire, la transmet, utilise le mot comme image, la construit par lui au gré d’« une configuration déjà connue dans la réalité ». Aussi, « l’image littéraire dépend de l’expérience passée, de la connaissance dont dispose le lecteur, de son aptitude à accéder au référent », elle réitère la continuité de l’imago et lie. C’est dans cette perspective que Marx élabore une sorte d’anthropologie du collectif par la généalogie de l’image de l’étoile dans la littérature, pour rappeler, raviver, comme ces vieux monuments que l’on ne voit plus à force de vivre à côté : « L’image demande mémoire : individuelle, familiale, sociale, culturelle. Elle la demande et la prolonge aussi. Une fois qu’elle est là, elle se reconvoque aisément. Elle enregistre une configuration de la réalité et la maintient. »

Et puisqu’il s’attache à définir ces apparitions – ces reconnaissances ! – d’étoiles nouvelles, ce texte se veut « essai d’astrocritique », histoire de notre exploration du monde, une exploration géographique mais aussi des mœurs, elle révèle notre connaissance du monde, donc une certaine idée de l’altérité, et « raconte la découverte du monde, de la terre et du ciel par le langage et la littérature. »

Du ciel aux poèmes

La bataille que livre Marx manifeste l’importance de l’image dans le rapport au collectif que promeut le geste littéraire

La première mention que retient Marx est celle d’Heredia, le grand poète parnassien. L’image – entendue comme expression, image poétique – se trouve à la fin du poème « Le Conquérant ». Heredia y évoque la découverte de l’Amérique. Pour Marx, cette mention symptomatise un fait essentiel : le déplacement ouvre à un autre ciel, il ne s’agit pas d’un voyage anodin : « Changer de lieu, tout le monde l’a fait. Mais changer de ciel ? » À la mort du poète, le texte est l’objet d’une polémique. Gaston Deschamps, successeur d’Anatole France au Temps lui rend hommage à partir de ce poème. Or un officier de la marine lui écrit pour rappeler que les astres se lèvent à l’est et donc affirmer que le propos du poète est erroné : on accuse l’inexactitude de l’image. D’autres défendent Heredia, dont un économiste ou encore le président de la Société astronomique de France. Marx se plaît à livrer la bataille qui se joue alors pour montrer combien la poésie est au cœur du débat rappelant que cette polémique témoigne d’une « expérience radicale et in vivo de lecture littérale ». Elle manifeste l’importance de l’image dans le rapport au collectif que promeut le geste littéraire. Et le Professeur Marx de conclure : « Retenons surtout la leçon que les étoiles qui apparaissent nouvelles à certains ne le sont pas pour d’autres. » On sent, à ce survol d’une généalogie étonnante et jouissive, combien se joue la question d’une relativité des mœurs à partir des images qui fondent nos cartes mentales. 

De même, l’enjeu esthétique de la polémique tend à montrer le besoin d’une reconnaissance du plus haut degré chez l’accusateur. Les éléments en place interrogent la place du plausible. Et Marx de rappeler – ce qui n’est pas anodin à l’époque d’une injonction à la conformité exemplaire au réel, fût-il écranique – que « [la] question de la conformité au réel n’est à l’époque moderne qu’un critère presque secondaire de l’évaluation de la poésie. » 

Les-toiles d’une mémoire multiple

À partir de cette généalogie c’est bien une sorte de toile que dessine Marx, « bibliothèque des étoiles nouvelles », mais bibliothèque collective, comme une arrière-mémoire, et tisse un « réseau de références positivement constatables d’un à un autre et des probabibliothèques pour étudier la probabilité de cette généalogie d’un texte à un l’autre. » Il s’agit en fait d’enquêter sur la première mention probable d’une réalité, ici celle d’une étoile. Il situe la plus vieille probabibliothèque dans l’Antiquité, chez Virgile. Or, l’étoile y représente l’exil, sa mention symbolise le désir d’un ailleurs, en opposition à la sagesse de la terre. Par l’étude de ces mentions, Marx établit un tableau de sens du terme. La toile s’étoffe : « L’autre soleil vaut condamnation de la folie du monde : pourquoi partir au loin plutôt que de se contenter de ce qu’on a ? » Il s’agit bien d’interroger notre rapport au monde, de rappeler combien chacun porte (et est porté par) une vision propre. Par là il s’ouvre à l’altérité, à l’exploration d’une différence. 

Plus loin, c’est le premier traité d’astronomie, évoquant les supernovas, qui poursuit la généalogie, avec le danois Tycho Brahé et son De l’étoile nouvelle, encore jamais vue de mémoire d’homme (1573). Marx nous rappelle alors que la supernova est une étoile nouvelle due à l’explosion d’une autre étoile, que le désastre alors vient du disatro italien, d’où la superstition – image mentale – selon laquelle la comète, en opposition à la supernova, est un présage de désastre. Là, la symbolique apocalyptique dans le sublime Melancholia de Lars von Trier (2011), ici la non moins terrible étoile de la mort dans Star Wars dont le caractère diaboliquement prométhéen annonce une lutte acharnée. La découverte – conscience – de l’étoile ouvre à la reconnaissance de son pouvoir. Ainsi, « toutes les étoiles nouvelles sont des étoiles mentales. Elles n’ont d’existence que par leur venue à la conscience. » De cette manière, dans l’Enfer de Dante, la découverte des étoiles de l’autre hémisphère a lieu parce que l’on traverse la terre, rappelant qu’elles existaient avant. De même, cette découverte des étoiles, d’une pluralité des ciels, trouve son pendant dans la reconnaissance de la disparition d’une étoile qui auparavant servait à guider : dans Le Dévissement du monde, en 1298, Marco Polo note la disparition de l’étoile polaire. Pour Marx, « c’est le fait le plus important, celui qui empêche la navigation : perdre l’étoile polaire, perdre le nord ou la tramontane, c’est s’exposer à se perdre soi-même. » (47)

À partir de cette polarisation il élabore une praticité de l’étoile nouvelle ou de sa perte comme un « marqueur de fictionnalité » dans les récits de voyage

À partir de cette polarisation il élabore une praticité de l’étoile nouvelle ou de sa perte comme un « marqueur de fictionnalité » dans les récits de voyage, puisqu’elles guident, à la lumière de la connaissance historique (littéraire) que l’homme s’en fait. Marx part d’une vérification de la mention d’éléments astronomiques pour trancher sur la fictionnalité ou non d’une œuvre, marqueur aussi et surtout d’une potentialité imaginative, autre manifestation d’une relativité de nos cartes mentales. Cette sorte d’éthique – degré du probable, marqueur du connu – se mue en horizon esthétique puisqu’il témoigne alors de la capacité créatrice comme pouvoir d’ouvrir à des mondes nouveaux ou non : singularisation d’une expérience par le pouvoir du mot, donc de l’image contre une forme de « réitération de modèles anciens », c’est-à-dire « l’expérience contre l’apparence. Dionysos contre Apollon (selon la dichotomie nietzschéenne). » 

Et si Marx s’astreint avec rigueur et méthode à un propos scientifique – fût-il accessible – il n’en reste pas moins que sa réflexion engage un geste politique en ce qu’il se place au moment précis où se croisent de manière un peu sauvage la défense patrimoniale et le tri maladroit d’un bon grain de l’ivraie dans l’histoire culturelle. Il invite alors à « décentrer le regard, […] voir le monde comme l’étranger venu de l’autre hémisphère ». Puisqu’il « n’y a pas plus de honte à être soi qu’il n’y en a à être un étranger, car l’autre est aussi un soi de même que le soi peut être un autre. Il ne s’agit pas d’invalider sa propre vision du monde, mais de la compléter par des regards différents. » 

Il donne avec joie et bonheur, là où l’époque semble à la déploration, des clefs pour conjuguer l’aspiration à une élévation, dans un « désir d’avenir », et l’affirmation heureuse d’une histoire collective. Aussi, là où l’on songe à habiter le monde en contemplateur des étoiles plutôt qu’en contempteur séculier, il s’agit sans doute de refuser l’étoile de la mort de l’Empire pour déguster l’exploration du ciel, empirique, sinon sensible, affronter l’immensité pascalienne des littératures sidérales.

 


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