RENTRÉE LITTÉRAIRE. Dans cet entretien conduit par Lola Moreau (@LaBibliothequedePoche), Vincent Delareux, finaliste du prix de la Vocation, auteur d’un précédent roman, Les Pyromanes (L’Archipel, 2023), nous parle de la sortie de son nouveau roman, L’Idole paru aux éditions L’Archipel, le 22 août dernier.
En 1988, après vingt-trois années de carrière à fouler les plus prestigieuses scènes du monde, la grande Séraphine, reine incontestée de la variété française, est lasse. Son époux vient de se suicider, tout comme son amie Dalida un an auparavant. Son imprésario ne voit en elle qu’une poule aux œufs d’or. Son public, au fil des concerts, la dévore. À 47 ans, l’idole fatigue. Son désir ? En finir. Les plus grandes icônes ne sont-elles pas celles qui s’éclipsent à leur apogée ? Telles sont les questions soulevées par Vincent Delareux dans son nouveau roman : L’Idole.
Lola Moreau : Pourquoi avoir choisi de parler des idoles ? En quoi la figure de « l’idole » est-elle une figure importante à tes yeux ?
Vincent Delareux : J’ai toujours été fasciné par les idoles féminines. Les femmes ont toujours été érigées sur un piédestal par la société, elles incarnent une beauté, à la fois envoûtante et piégeuse, dans la mesure où elles sont souvent réduites à leur seule apparence. J’ai toujours admiré des icônes de la pop culture, des chanteuses comme Madonna ou Kylie Minogue, qui ont joué un rôle crucial dans mon adolescence. Elles représentaient une figure d’identification, presque une figure parentale, malgré la distance générationnelle qui nous séparait. En termes de construction personnelle, elles ont fait bien plus que remplir la fonction d’idoles, elles ont aussi servi de modèles structurants.
Tu mentionnes Dalida dans ton roman. Est-ce une figure importante pour toi ? Pourquoi occupe-t-elle une place particulière ?
V.D : Dans Les Pyromanes (2023), Dalida apparaît comme un personnage secondaire sous son nom de naissance, Yolanda. Pour mon nouveau roman, j’ai voulu approfondir son rôle en la transformant en une figure centrale. L’intrigue se déroule en 1988, un an après son suicide. J’ai imaginé, dans le cours du roman, une amitié fictive entre Dalida et mon personnage Séraphine. Cette relation, bien que purement fictive, me permet de me connecter plus profondément à Dalida.
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Pour moi, Dalida est une icône d’une grande intelligence et d’une grande sensibilité. Son décès fait partie de son mythe, et il est vrai que la mort, notamment par suicide, contribue à forger des légendes. On pense forcément au “Club des 27”, avec Amy Winehouse, Janis Joplin et d’autres, qui montre bien à quel point les disparitions tragiques renforcent la gloire et la place historique des artistes. Bien que Dalida soit décédée quand elle était plus âgée, son image est également marquée par cette fin dramatique. À travers Séraphine, je rends hommage à Dalida, en capturant son essence.
L.M : Justement, revenons sur cette construction. Il y a une réelle dichotomie entre Albertine, sa vraie identité, et Séraphine, ce costume de scène. On ne connaît pas la réalité de son passé, de son existence, c’est une histoire inventée de toutes pièces par Bernard, son imprésario, afin de créer un mythe autour d’elle, d’une femme partie de la misère absolue jusqu’au succès international. En réalité, tout ce qui a été construit autour d’elle est factice, superficiel. Dans quelle mesure est-ce que l’idole n’est pas toujours qu’un mirage, qu’une construction faussée ?
V.D : L’essence de mon roman réside dans la transformation d’Albertine en Séraphine, une figure mythique. Bien que perçue comme une chanteuse issue du peuple, sa réalité est toute autre, une jeune femme sans talent particulier mais dotée de parents aisés et d’un imprésario, Bernard Langevin, qui lui invente une histoire fascinante. Ce roman explore le thème du paraître, montrant comment une réputation peut être construite sur des illusions, simplement par la puissance du verbe. Comme un évangile moderne, tout le monde finit par croire à cette création de toutes pièces.
L.M: On a même l’impression que Séraphine accède à une forme d’immortalité. Albertine est mortelle, Séraphine touche à l’éternité, grâce à ce statut d’idole. Pourtant, ce fan, qui se fait appeler Salvator, le sauveur donc, en hissant Séraphine à ce statut immortel et intouchable, de mère, presque religieuse, l’empêche par la séquestration d’accéder à sa propre mort. Il lui ôte la seule possibilité de disparaître et de toucher à cette éternité. En quoi cette infantilisation est-elle paradoxale ?
V.D : Effectivement, l’arrivée de ce fan, Salvator, se produit à un moment où Séraphine est en pleine crise. Au début du roman, elle est profondément affectée par le suicide de son amie Dalida. Ses fans deviennent de plus en plus hystériques, et son imprésario, la voyant uniquement comme une source de profit, la manipule en lui prédisant un déclin imminent. Sous la pression, il la menace et lui fait du chantage pour qu’elle monte sur scène à l’Olympia. Refusant cette exploitation, Séraphine décide de mettre fin à ses jours. Mais lorsqu’elle se retrouve enfermée dans une pièce sans issue, avec seulement une bouteille de whisky pour compagnie, c’est là que surgit Salvator, un personnage énigmatique, venu de nulle part.
Salvator refuse de voir Séraphine autrement que comme une divinité immortelle, incapable d’accepter la réalité qu’elle lui révèle après 23 ans. Lorsqu’elle se dévoile, partageant ses vérités et son désir de mourir, Salvator s’y oppose fermement. Pour lui, admettre qu’elle est humaine, faillible et mortelle remettrait en cause la valeur de son adoration. Comme je l’écris dans le roman : « Quand les géants se suicident, les nains perdent courage. ». Accepter sa mort signifierait pour Salvator accepter la banalité de son propre attachement.
L.M : Dans le roman, Séraphine n’a de cesse d’être manipulée, elle ne peut prendre ses décisions elle-même. Bernard, son imprésario, a toujours décidé de sa vie, de ses choix, de son corps, de son poids, de son style. En quoi cette figure de l’idole est-elle une figure qui permet de montrer de manière exacerbée ce contrôle exercé sur le corps des femmes ?
V.D : Oui, effectivement, les idoles, bien qu’elles semblent toutes-puissantes, sont souvent asservies d’une certaine manière. On peut établir un parallèle avec les écritures religieuses, qui, bien qu’elles soient considérées comme sacrées, ont été rédigées et interprétées par des hommes, souvent en fonction de leurs propres intérêts. De la même manière, Salvator, tout en glorifiant Séraphine, l’infantilise et la manipule. Ce paradoxe n’en est pas vraiment un, nous avons tendance à projeter sur nos idoles ce que nous voulons y voir, en les façonnant selon nos propres désirs. Ainsi, Salvator, tout en élevant Séraphine au rang d’idole, exerce sur elle un contrôle total, la réduisant à un objet à sa merci.
L.M : Il y a un passage marquant qui en dit long sur cette question : « Ce vendredi 18 mars, on m’a enlevée et mise sous clef. Je ne dirai rien de mon ravisseur car voir son nom écrit de ma main serait pour lui un honneur. Jeunes filles, ne prononcez pas le nom des hommes qui vous aiment car ils pourraient s’enorgueillir d’exister dans votre bouche et, dès lors, d’occuper votre corps. Ne leur faites pas ce plaisir, ne les laissez pas vous posséder. ». La question de la possession est évidemment très importante dans ce roman. Qu’as-tu voulu dire de cette possession ?
V.D : La question de la possession s’applique principalement aux femmes, mais nous concerne tous, par extension. À titre d’exemple, j’attends souvent que les gens me disent qui je suis, en cherchant à comprendre comment ils me perçoivent. L’Idole explore la manière dont les icônes existent à travers le regard de l’admirateur et comment nous nous laissons façonner par les projections des autres. Les dynamiques de possession, ainsi que la façon dont nous permettons aux autres de nous percevoir ou de nous interpréter, m’intéressent particulièrement.
L.M : Il y a également un autre personnage qui rentre en jeu, peut-être un double masculin de Séraphine ou de Dalida, qui est Salvador Dali, que tu mentionnes dans ce livre. Pourquoi le convoquer ici ?
V.D : Oui, Salvador Dalí joue un rôle intéressant dans le roman. Séraphine est enfermée pendant six jours chez son admirateur, un choix symbolique qui renvoie aux six jours de la Création biblique, mais ici, c’est un temps de destruction plutôt que de création. Après cette période, une conversation entre Salvator et Séraphine évoque Salvador Dalí.
Je m’inspire d’une anecdote provocatrice. Jeune, Dalí a dessiné, dans un geste provocateur, une silhouette du Christ dans laquelle étaient inscrits ces mots : “Parfois je crache par plaisir sur le portrait de ma mère”. Son père, le surprenant en train de le faire, le renvoie de chez lui. Pour se venger, Dalí fait envoyer à son père un préservatif, rempli de son sperme, avec ce message : “Maintenant, on est quittes.”. Une histoire qui illustre bien la rébellion et l’esprit de défi de l’artiste.
Dans le roman, Séraphine raconte cette anecdote à Salvator, qui se prend pour un sauveur. Il se surnomme « Salvator » en référence au Christ, mais son comportement et ses aspirations semblent plutôt fantasques, à l’image de Dalí. Tandis que Salvator aspire à se voir comme un sauveur pour Séraphine, elle pourrait le percevoir comme un personnage davantage ancré dans la réalité, cherchant en fait à satisfaire ses propres désirs ou pulsions fantasques en la séquestrant.
L.M : Il est important de mentionner dans ton rapport à l’écriture deux points centraux. D’abord, la présence du dialogue, qui apporte beaucoup de dynamisme, un côté parfois théâtral, qui permet à la lecture d’avancer, mais aussi le choix de l’humour, avec beaucoup de sarcasme. Comment as-tu construit ce roman autour de ces deux mécanismes ?
V.D : Mon premier roman, Le cas Victor Sommer, était très sombre. Avec Les Pyromanes, j’ai commencé à introduire de l’humour, et dans L’Idole, j’ai encore accentué cet aspect. Le livre regorge de jeux de mots et de dialogues qui prennent une place centrale. Je me suis beaucoup inspiré d’Amélie Nothomb, ma marraine littéraire, dont le style axé sur le dialogue m’a profondément influencé.
Dans L’Idole, le dialogue est omniprésent, au point de constituer plus de la moitié du texte. Cette joute verbale, surtout dans un huis clos entre deux personnages, m’a vraiment captivé. Écrire des dialogues est ce que je préfère, peut-être parce que c’est ce que je fais le mieux. Mais un bon dialogue demande rigueur et authenticité, et c’est un outil puissant pour faire avancer l’intrigue. Même si ce style ne plaît pas à tous, la forme dialoguée donne une intensité particulière au récit.
L.M : Une dernière question, beaucoup d’auteurs prétendent que les personnages continuent à vivre en eux bien après l’écriture du roman. As-tu gardé Séraphine ancrée en toi, avec sa lumière, sa complexité, ses failles ?
V.D : Je ne fais pas partie de ces auteurs qui prêtent une autonomie à leurs personnages. Je ne dirai pas que Séraphine a « choisi » son destin ou qu’elle m’a murmuré ses intentions. Bien sûr, il y a toujours une part d’imprévu quand on écrit. Même avec un plan détaillé, des éléments inattendus surgissent au fil du récit, ce qui amène certains à dire que les personnages prennent vie. Pour moi, ce n’est pas le cas. Séraphine fait partie de moi, elle n’existe pas indépendamment. Je l’apprécie en tant que personnage, mais son rôle principal est de transmettre un message, de véhiculer un propos. Comme Bernard, j’ai créé une idole, et ce processus m’a fasciné. J’étais surtout intéressé par l’exploration de ce qui se cache derrière la surface de l’idole.
L.M : C’est ce que tu écris dans ton roman : « L’admiration a horreur des profondeurs, le plus souvent, elle reste en surface, c’est mieux ainsi. ». Écrire permettait peut-être ici de creuser, de partir en profondeur, au-delà des paillettes et des strass de l’idole, au plus près de ses failles et de sa noirceur ?
V.D : En effet, c’est ce que j’essaie de faire dans mon roman. J’ai voulu explorer le rapport des hommes à la religion et la rédemption, cette tendance à chercher quelque chose de transcendant. Il y a une contradiction inhérente dans notre relation avec les idoles : nous les adorons et les rejetons simultanément. Cela me rappelle le Veau d’or dans la Bible, une idolâtrie que Dieu condamne. Nous avons besoin des idoles pour nous définir, mais nous voulons qu’elles restent supérieures tout en les maintenant à distance. À travers ce roman, j’ai voulu montrer la nature de ces rapports ambivalents.
L.M : Un grand merci pour cet entretien et pour le temps que tu y as consacré, j’étais très heureuse de pouvoir échanger avec toi à propos de ton nouveau roman, paru fin août aux éditions de L’Archipel. C’est une lecture qui soulève beaucoup de questions très intéressantes, qui portent sur la société mais qui nous renvoient aussi à nous toutes et tous. Merci Vincent Delareux !
V.D : Merci à toi pour cet échange !
- Vincent Delareux, L’Idole, éditions de l’Archipel, 22 août 2024.
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