Avec cette comédie romantique sur fond d’attentats terroristes, Alain Guiraudie souhaitait – il nous l’expliquait dans le second numéro de notre revue – mettre en scène une « paranoïa collective ». Sélectionné en début d’année à la Berlinale, Viens je t’emmène présente un cadre intimiste et se fait le témoin amusé de la société française, ramenée « à l’échelle d’une cage d’escalier ».
Au détour d’une rue de Clermont-Ferrand, Médéric aperçoit Isadora, pour laquelle il brûle immédiatement de désir, et peut-être d’amour. L’habit ne fait pas le moine et Médéric, dans son survêtement criard, est loin d’être un canon de beauté. Et pourtant, malgré son dur labeur de prostitué et son mari jaloux, Isadora montre une pointe d’intérêt pour notre héros, allant jusqu’à accepter son invitation à un rapport non tarifé. Viens je t’emmène laisse une première impression similaire à son héros : de son titre peu inspirant à son affiche stéréotypée, rien ne laissait présager l’ampleur que prendrait ce récit, dans lequel Guiraudie s’empare des lieux communs du cinéma français, à la fois romantiques (le coup de foudre, le vaudeville…) et sociaux (la religion, la prostitution, la banlieue…), pour les malmener, au point de faire ressortir de ses figures éculées une part d’humanité.
Il suffit ainsi d’assister à ce fameux premier rapport sexuel pour comprendre que rien ne va se passer comme prévu. Tout y est montré dans son entièreté, sans aucune pudeur, et tandis que Médéric s’adonne à des positions de plus en plus pornographiques, la télévision laissée allumée en arrière-plan fait état d’un attentat terroriste à quelques rues de là. Le mari débarque soudainement, entraîne sa femme en lui reprochant de faire des heures supplémentaires, et Médéric reste nu, foudroyé de stupeur (comme le spectateur) par l’improbable succession d’évènements à laquelle il vient d’assister. C’est dans cette stupeur originelle que réside la question première de Viens je t’emmène : comment représenter le terrorisme ?
Si dans Amanda, Mikael Hers s’intéressait aux survivants, tandis que Nicolas Boukhrief, avec Made in Franc, suivait, dans un souci d’immersion (plutôt malvenu), les auteurs des attentats à venir, Alain Guiraudie fait un autre choix : il prend de la hauteur. Aucun des personnages n’est lié directement ou indirectement lié au drame en lui-même et pourtant leurs vies s’en trouvent bouleversées. Paradoxalement, c’est le choix de la distance qui permet au réalisme de s’immiscer lentement dans la fiction et à la peur, sous-jacente, souterraine, insidieuse, d’envahir la comédie. C’est dans ce cadre diffus que surgit Selim, jeune musulman à la rue, dissimulé sous sa capuche. Sa seule présence terrorise Médéric et les habitants de l’immeuble. Guiraudie met alors en scène l’abattage médiatique suivant les attentats. Les chaînes de télévisions relaient le cri religieux supposément poussé par les meurtriers, mais se ravisent quelques scènes plus tard. Le réel se dérobe et le mal est fait, une peur déraisonnée s’emparant de la population.
Retourner en enfance
Le film aurait pu en rester là et Guiraudie se contenter de rendre compte de cette atmosphère délétère, qui rappellera aux spectateurs ces jours d’après, ces heures de terreur qui ont suivi les attentats de Charlie Hebdo ou du Bataclan. Mais Guiraudie, qui nous avait habitués avec L’Inconnu du Lac et Rester Vertical aux ambiances sombres et inquiétantes, prend dans Viens je t’emmène le chemin inverse, le film témoignant d’une franche compassion pour ses personnages, tous capables de s’affranchir des apparences et de faire acte de bienveillance pour autrui. Le mari violent d’Isadora se révèle d’une déchirante fragilité, l’un des locataires de l’immeuble, fanatique des armes à feu, risque sa vie pour défendre les autres habitants, et même Médéric, premier à avoir appelé le GIGN par peur de Selim, accepte ensuite d’accueillir ce dernier dans son appartement. La plus grande force du film est peut-être de ne jamais représenter ses personnages comme porteurs d’une seule et unique émotion (bonne ou mauvaise). Bien qu’ils fassent tous preuve de bonté, ils n’en restent pas moins des humains complexes, pétris de défauts et d’ambiguïtés. C’est le cas de Selim qui, bien qu’inoffensif, reçoit des messages de djihadistes, ce qui donne lieu à la scène la plus troublante et drolatique du film : Médéric pirate la boîte mail du jeune garçon et s’adonne, le visage impassible, au visionnage de vidéos terroristes.
Viens je t’emmène s’amuse du tragique et s’émeut du désir
C’est cette subtilité dans l’écriture qui permet au film, aussi farfelu soit-il en apparence, de ne jamais sonner faux, de ne jamais paraître toc. Tout y est imprévisible mais jamais hors de propos : le scénario protéiforme de Viens je t’emmène s’amuse du tragique et s’émeut du désir. Cette manière qu’a Guiraudie de parasiter le réel est ce qui ramène ses personnages à une profonde humanité. Au début du roman japonais Le démon de l’île solitaire, écrit par Edogawa Ranpo, le narrateur s’adresse directement au lecteur par cette phase magnifique : « Je découvrais alors seulement à quel point il est difficile de reproduire la réalité avec réalisme. » Voilà tout l’enjeu du cinéma d’Alain Guiraudie, le réalisateur usant d’un certain surréalisme pour cristalliser des sentiments universels, à l’opposé de l’écriture fonctionnelle d’un certain cinéma français. Ses protagonistes agissent en permanence de manière complètement inattendue, bravant très souvent le politiquement correct : qui s’adonne à des ébats dans une église, qui repousse des jeunes à coup de chevrotine (on se croirait dans un western), qui s’imagine envahi par des musulmans intégristes…
Mais peu importe les conséquences, les personnages de Guiraudie sont avant tout mus par une certaine candeur, qui les pousse à agir tels des enfants redécouvrant des émotions longtemps réfrénées. Cette pensée se matérialise notamment en Charlène, collégienne en stage dans l’hôtel sordide où Isadora se consacre à la prostitution. Personnage en apparence secondaire, elle incarne l’aboutissement du chemin narratif et humain des autres protagonistes et devra se défaire des codes préétablis pour retrouver son innocence perdue. Pas étonnant que le film fasse le choix de se conclure sur cette jeune fille, courant face caméra en direction de Médéric : la pureté enfin retrouvée, un autre monde semble possible. Le titre, Viens je t’emmène, prend alors un autre sens, et semble non plus dirigé vers les éternels clichés de la comédie romantique, mais vers son spectateur, soudainement invité à prendre part à cette histoire, à accepter l’ambiguïté qui compose notre monde. C’est peut-être dans cette vision quasi surréaliste de la société que Guiraudie atteint son but : en contrecarrant l’épuisant carcan d’un cinéma français « coincé entre quatre murs » (ainsi qu’il nous l’expliquait), il s’agit, en ces temps troublés, de se réapproprier notre regard sur le monde.
- Viens je t’emmène, un film d’Alain Guiraudie, avec Jean-Charles Clichet, Noémie Lvovsky, Iliès Kadri, en salles