Dans son premier roman, Petite fille, publié aux éditions du Rocher, Valentine Tedo questionne l’amour. Dans une trame narrative qui mêle deux histoires, la jeune autrice tente d’explorer les temporalités de l’amour, celui qui dure mais qui peut tomber dans l’oubli à cause de la maladie, et celui qui est éphémère, qui passe comme une décharge, qui peut s’arrêter à tout moment.
C’est à toi que je parle
« Je savais que tu allais me quitter alors j’ai mis cette robe que j’appelle “ma robe de mariée”. »
C’est sur ces mots que débute le premier roman de Valentine Tedo : une adresse à un Tu, un amant à qui parler – un amour qui s’est terminé. On entre dans une histoire d’amour déjà finie, tout est joué, le Tu à qui s’adresse ce Je est absent, il est parti. Et c’est précisément à ce moment-là que débute le miracle de l’écriture : elle se met en chemin dans l’absence, tentant de récolter les traces de la personne aimée – il s’agit de retenir la substance, comprendre ce qu’il s’est passé, pourquoi ça n’a pas marché :
« Ces signes inscrits dans le décor à la fois me rassurent et ravivent la douleur. Ces moments de vie avec toi appartiennent au passé et jamais plus nous n’en créerons d’autre. C’est comme un stock qui serait arrivé à épuisement. Une édition limitée. J’en constitue l’inventaire, étiquette les souvenirs, à chaque série son numéro. […] Il y a quelques mois tu étais un inconnu et, pourtant, je sens l’empreinte que tu es en train de laisser. Je voudrais que toi non plus, tu n’oublies pas. Être assurée qu’il restera des traces. »
L’histoire d’amour n’en reste pas là : elle se dédouble d’une histoire d’amour filial, celui d’une petite fille pour sa grand-mère. Les deux amours se regardent face à face dans ce roman, et s’interrogent à la lumière l’un de l’autre. Comment utiliser le même mot, amour, pour parler de deux choses si différentes ? D’un côté un amour inconditionnel, partagé, dans un dialogue continu ; de l’autre, un dialogue discontinu, un corps à corps où l’on risque de se perdre mais aussi de se retrouver, une histoire qui passe à toute vitesse. Le rapprochement de cet amour familial et d’un amour passager ouvre une réflexion sur le temps accordé à l’autre, dans son absence : peut-on seulement parler de ceux qu’on aime quand ils sont partis ?
Le dialogue est menacé, sans cesse, par l’absence de l’autre, et par l’oubli dans lequel la grand-mère de la narratrice sombre.
Le dialogue est menacé, sans cesse, par l’absence de l’autre, et par l’oubli dans lequel la grand-mère de la narratrice sombre. Pourtant, le dialogue ne se rompt jamais vraiment dans ce roman délicat, doux, qui prend le temps de décortiquer les affres de la mémoire. Il s’agit plutôt de renouer le dialogue, d’essayer de faire du sens là où peut-être il n’y en avait pas, où il n’y en avait plus :
« Écrire par amour. L’amour des mots, des êtres qui m’entourent, d’un paysage. Écrire pour que cet amour ait du sens, pour qu’il irradie. »
Et face à la démence d’une grand-mère chérie et adorée comme face à un amour parti trop tôt, l’écriture apparaît comme le seul moyen de gagner du temps. Ce toi et moi, c’est celui d’une narratrice et de son amour perdu, mais c’est aussi celui d’une petite fille et de sa grand-mère, qui face à la maladie tentent de profiter des derniers instants : « Ce “toi et moi”, c’était aussi “ma grand-mère et moi”. »
De femme à femme
Le texte de Valentine Tedo est empli d’une mélancolie joyeuse, rassurante. Le temps passe, la mémoire s’efface, mais il est possible de raconter ce qui a existé :
« Écrire pour inscrire. Poser les choses à un endroit et savoir qu’elles ne bougeront plus me rassure. Me dire que je peux y revenir, aussi. Il y a quelque chose de nostalgique dans cette entreprise, mue par l’espoir de retenir ce qui s’échappe, de fixer le temps. Cette utopie me hante, alors j’inscris pour être en prise avec ce qui me trouble, pour parvenir à l’évacuer. Inscrire pour oublier. »
Petite fille est en ce sens un roman rempli de vie, qui tente de faire barrage à la perte, tout en acceptant que la vie a passé, qu’elle éprouve mais qu’il faut s’en saisir pleinement et tenter de la vivre avec passion. Cette leçon de vie est celle d’une grand-mère, qui elle aussi livre, par bribes, l’histoire d’un amour passé. Se transmet un enseignement « de femme à femme ». Petite fille et grand-mère sont deux amoureuses de l’amour, et c’est cet élan qui pousse à la création – la musique, l’écriture, mais aussi l’élégance vestimentaire qui les unit. Il s’agit de se saisir de ces moments de joie, qui constituent en pointillés un bonheur suffisant.
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« C’est comme si, sans crier gare, ma grand-mère s’était hissée à la première place. Ma référence d’amour. Est-ce le point de départ de cette idée qui me tient au corps supposant que l’amour, le vrai, fait mal ? Pas parce que l’autre serait malveillant, mais parce qu’aimer est trop renversant. »
C’est dans cet amour que l’on se vit et qu’on éprouve les marques du temps. Et au travers de cette expérience intense de la vie, il nous apprend peu à peu à lâcher prise, à laisser partir :
« Tu es la dernière personne avec qui j’ai fait l’amour et j’ai songé à l’empreinte d’un corps sur un autre, comment cette trace peut être tenace. J’ai songé aussi à la façon dont je ne suis pas tout à fait prête à l’effacer. Je sais qu’un jour mon épiderme en aimera un autre. J’oublierai le tien et ce ne sera pas un drame. Un jour, bientôt. »
Deux chagrins d’amour s’entremêlent et donnent naissance à une écriture du souvenir qui est aussi un élan, vers ce qui est à venir : « Longtemps je n’ai pas aimé le mot “fin”, sûrement car j’ignorais que tout achèvement est un commencement. »
- Valentine Tedo, Petite fille, éditions du Rocher, 2024.
- Crédit photo : © Baptiste Henry
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