Une nuit sans fin

(c) Anthony Devaux

Dans le cadre du Prix Théâtre 13, qui met en avant les jeunes metteur.se.s en scène et les compagnies émergentes, Zone Critique a vu, en ce jour de défilé de Pride, Uprising, une écriture collective sur le soulèvement de Stonewall, à l’origine de la lutte moderne pour les droits LGBTQIA+ et de toutes les Pride. Un spectacle énergique et émouvant qui réussit à traduire au plateau la ferveur de la nightlife queer, la persécution qui l’a accablée, et la flamme de leur révolte.

L’histoire d’une révolte

Comment représenter l’histoire d’un soulèvement ? L’histoire « d’une nuit qui ne finit jamais » ?  Une histoire méconnue et jamais enseignée, à l’opposé pourtant de son importance cardinale pour sa communauté : cette histoire, c’est celle du Stonewall Inn, bar LGBTQIA+ clandestin de Greenwich Village, et de sa communauté (pour l’essentiel jeune et pauvre) persécutée par la police en ce mois de juin 1969, qui se rebelle contre les discriminations inscrites dans la loi et la violence homophobe, raciste, sexiste, au cours d’une, puis de six nuits d’émeute consécutives. Un soulèvement commémoré et célébré chaque année par la Pride (dont le défilé parisien a eu lieu hier), un symbole de la lutte pour les vies et les droits de toutes les communautés homosexuelles et queers. Comment rendre présente, sur scène, cette nuit et ce qu’elle représente dans l’histoire de ces luttes, dans leur imaginaire, notamment dans ce qu’elle a d’éminemment collectif ?

Uprising tente une approche kaléidoscopique, où ce que vit chaque personnage est une porte d’entrée sur l’événement global.

C’est tout le défi relevé par la compagnie Pay it no mind et le metteur en scène Denis Boyer, sélectionnés pour le Prix Théâtre 13 – Jeunes metteur.se.s en scène. Tout d’abord, par une écriture collective, autant inspirée de témoignages et de récits d’époque que d’explorations personnelles actuelles, ensuite, et peut-être surtout, à travers leurs corps – des corps dansants, palpitants et brillants pour mieux rendre palpable et vivante la réalité de cet événement vieux de plus d’un demi-siècle. La pièce alterne ainsi scènes dialoguées, passages chorégraphiées et chantés, et prises de paroles individuelles dans un ensemble dynamique sans temps mort : Uprising tente une approche kaléidoscopique, où ce que vit chaque personnage est une porte d’entrée sur l’événement global, avant de se fondre dans une puissance commune qui émerge de la masse des subjectivités individuelles prises dans une situation partagée. Dans ces moments de vie, les comédien.ne.s se révèlent tou.te.s extraordinairement touchant.e.s, du fabuleux duo d’amis gays racisés à la conquête de la nuit, aux fièr.e.s drags queen et queer à l’avant-poste du soulèvement, en passant par celui qui fêtait ses 18 ans et sa première fois cette nuit-là…

(c) Anthony Devaux

Un formidable tumulte né dans la fête

Uprising emprunte aux codes des performances queer. Sommes-nous au théâtre ou devant la scène d’un drag show ? La frontière se dissipe et c’est tant mieux.

Après un discours homophobe en guise d’introduction glaçante, et pour bien rappeler le contexte anti-gay des mentalités et de la juridiction de l’époque, c’est dans la première partie, survoltée et musicale, qu’on retrouve l’ambiance des soirées gay clandestines de New-York à la fin des années soixante : l’allégresse et l’effervescence du night club, les pulsations rageuses de la musique disco, les déhanchés et la sueur, le désir et l’affirmation de soi qui transcendent tous les corps dans une effusion totale au plateau. Uprising emprunte alors allègrement aux codes des performances queer, playback et chorés à l’appui, paillettes dans les costumes et dans les airs – et le public, en partie rompu à ces exercices, ne s’y trompe pas, en accompagnant chaque éclat de performance par des applaudissements et des cris. Sommes-nous au théâtre ou devant la scène d’un drag show ? La frontière se dissipe et c’est tant mieux, tant l’énergie de ce moment de fête – le dernier avant l’irruption de la violence – est communicatif.

La révolte se conçoit avant tout sonorement et scénographiquement.

La séquence suivante rompt radicalement avec celle-ci. L’arrivée de la police, et avec elle de l’oppression et de la violence physique et verbale, est plus crue, plus poing-dans-la-gueule. Face au déferlement d’agressivité, difficile de rester insensible et de ne pas ressentir avec elles la souffrance des communautés LGBTQIA+ qui continuent d’être persécutées partout dans le monde, et de comprendre la colère sourde à l’origine du soulèvement de Stonewall. Cependant, à être représentée sans autre forme de traitement théâtral, en contraste total avec le reste de la pièce, il nous semble que cette scène de violence est en rupture trop forte avec ce qui la précède et la suit, abandonnant ce faisant l’énergie collective qui nous avait conquis, et qu’on retrouve fort heureusement dans la révolte. Une révolte conçue avant tout sonorement et scénographiquement : dans les cris poussés le poing levé, dans les bruitages reproduits au plateau pour recréer l’ambiance de l’émeute, dans le décor qu’on renverse et qu’on déconstruit comme une ville qui se soulève, dans les chants des drag queens qu’on scande à l’unisson, dans les habits qu’on ôte et qu’on balance. Un formidable tumulte, né dans la fête, éclatant dans le désespoir et la colère.

Après le soulèvement, les cocktails Molotov et les vitres brisées, c’est maintenant qu’on panse ses plaies. La belle séquence de fin déploie sur un mode mineur les enjeux plus intimes, les futurs incertains et un sentiment d’appartenance retrouvé. Devant le Stonewall Inn, on s’embrasse, on admire les éclats de verre reflétant le lever de soleil, on chante… Une fin mélancolique qui ramène de la douceur dans une histoire d’explosions – comme une manière de dire que l’intensité de ces moments se transmue dans les corps et dans les âmes, et perdure jusqu’à aujourd’hui dans ceux des performeurs et performeuses qui, au plateau, tentent de nous la transmettre. Leurs chants, leurs regards et leurs respirations parlent pour elleux, et pour celleux qui ont, une nuit de juin 1969, refusé l’ordre des choses et défendu la liberté d’être, de danser et d’aimer.

  • Uprising, écriture collective de la Cie Pay It No Mind, mise en scène de Denis Boyer

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