What is a good metteur en scène ?
What is a metteur en scène? That is the question.
Les coulisses murmurent qu’il s’agirait là du dernier spectacle de la grande… On entend alors différemment l’appel de la petite Cornélia, avatar peu déguisé d’Ariane Mnouchkine elle-même. Au théâtre du Soleil, les quatre heures splendides passées dans Une chambre en Inde laissent un goût mêlé d’espoir et d’angoisse.
Dans Une chambre en Inde, les cauchemars s’amoncellent – il y a des singes qui jouent avec des Kalachnikov, du théâtre traditionnel indien, des gens qui partent en Syrie, des femmes qu’on traîne par les cheveux, sa fille qu’on appelle au milieu de la nuit pour lui dire qu’on l’aime et qu’on a peur, mais sans savoir lui dire… « Alors tu as bien dansé ? Et ton copain ça va ? ça se passe bien sa licence ? La biologie marine, ah oui, ça c’est l’avenir… » Et puis il y a aussi Tchekhov, le vieux médecin de campagne aux fossettes intelligentes qui sait déjà tout de l’existence, avec ses trois sœurs diligentes qui battent les draps, font de l’ordre et ouvrent les fenêtres. « Je n’ai jamais mis en scène l’une de vos pièces, dit- elle, mais vous êtes celui que j’aime le plus ».
Tout cela m’a fait l’effet d’une procession funéraire, la « petite » Cornélia dans son lit qui ne fait que dormir et tous ses fantômes venus la visiter. Eternellement petite, faible, en quête de visions, en proie au doute et qui blottie comme un enfant aux pieds de Shakespeare lui demande une étreinte de réconfort comme on le ferait avec un grand-père débonnaire. Et au milieu de toutes ces visions semi-fantastiques se niche la quête du théâtre indien qu’Ariane et sa troupe sont venus chercher sur place – lui aussi en déclin, issu d’une tradition qui se perd. C’est alors presque avec soulagement que l’on voit arriver au milieu de tout ce chaos de création « en train de se faire » la troupe chantante des comédiens, pour un moment d’une étrangeté lumineuse et parfaitement maîtrisée – et où le désespoir, comme la colère ou la joie, trouve enfin son expression physique et libératrice.
« Je n’ai pas de vision »
« C’est tout de même un peu embrouillé tout ça », répètent les comédiens prostrés aux pieds du lit de la grande, en quête d’un sujet, d’une forme. « Comment fait-on ça, théâtralement ? » Alors ils essaient, ils proposent des choses, on voit la trace émouvante de leurs improvisations et de leurs disputes productives qui ont fait la richesse des grands spectacles du Soleil, comme Tambours sur la digue ou Le dernier caravansérail. Mais ici, la sauce ne prend pas. Il y a pourtant toutes les marottes d’Ariane Mnouchkine : un espace modulable à l’infini grâce à la réutilisation d’objets aux multiples fonctions, qui font du théâtre ce médium du pauvre où l’imagination crée mille mondes ; la fascination des traditions théâtrales orientales grâce auxquelles elle a revitalisé avec brio la trilogie grecque de l’Orestie, Shakespeare qu’elle a honoré toute sa vie et bien sûr ses prises de position politiques sur l’actualité contemporaine, la place des femmes en Orient, la radicalisation islamiste etc.
Par quoi commencer ici, de quoi parler ? Le monde d’aujourd’hui serait-il trop complexe pour l’aborder de front ? Faut-il se moquer du terrorisme, le ridiculiser ? Faut-il tenter de reconstituer une scène de torture ou un bombardement ? Faut-il utiliser la vidéo, le clown, la reconstitution de film muet qui fait écho aux Naufragés du Fol-Espoir ? Et surtout, comment ne pas trop expliquer, seulement donner à voir ? « Je n’ai pas de vision », se plaint Cornélia sans quitter son lit. Peut-être les moments les plus réussis sont-ils ceux où l’on comprend le moins, justement, l’éblouissement d’un moment de théâtre pur où tout prend sens, mystérieusement. C’est cela la vision : le vrai-faux roi Lear japonais qui bannit sa fille avec des syllabes nippones, sculptural dans son pagne blanc ; l’invasion des singes sans conscience et la sauvagerie innocente aux portes de la maison ; le chant arabe de désolation du guerrier qui part au combat ; une danse sans paroles dans la chaleur dorée de l’Inde derrière les persiennes fermées sur le bruit de la rue…
Communauté de réflexion
J’aurais dû être agacée de tout cet inachèvement, moi pour qui la forme est la vertu première de toute création artistique. On fait le spectacle en ne le faisant pas tout en le faisant… La troupe du Soleil m’avait habituée à plus d’espoir dans le médium théâtral, à plus d’optimisme et de foi dans notre capacité à créer sur le monde. Mais passée la première surprise, peut-être la première révolte de la spectatrice-enfant qu’on ne rassure plus, un autre sentiment se fait jour, plus urgent. Car si elle n’y arrive pas, si eux ne savent plus mettre en forme et raconter une histoire, alors comment ferons-nous ? Le monde est-il devenu trop complexe, trop violent pour lui donner un sens, sommes-nous trop assaillis par un déluge d’informations contradictoires pour pouvoir prendre le temps de nous asseoir, d’y réfléchir et d’y voir clair ?
Le monde est-il devenu trop complexe, trop violent pour lui donner un sens, sommes-nous trop assaillis par un déluge d’informations contradictoires pour pouvoir prendre le temps de nous asseoir, d’y réfléchir et d’y voir clair ?
Le théâtre en ce sens, lieu de formation d’une communauté de pensée pendant ces quatre heures, devient le lieu nécessaire pour constater l’existence de ce chaos, et mieux, pour le ressentir des mille manières différentes qu’essaie la troupe du Soleil. En défendant la tradition déclinante du théâtre indien que tous voient comme « dépassé », et que seuls de rares adeptes vont encore admirer dans des caves douteuses, Ariane Mnouchkine semble pousser un cri d’alerte : il faut continuer à aller au théâtre et à y poser toutes ces questions, sans quoi, comme l’a dit Pina Bausch, « nous sommes perdus ». Et dans cette pièce aux allures d’adieux, cette nécessité est vécue comme un appel à l’aide, car comme Cornélia à la fin du spectacle, Ariane semble tirer sa révérence.
C’est avec ce constat amer que j’ai quitté la Cartoucherie, partagée entre mon inquiétude et une reconnaissance immense pour cette grande dame de théâtre qui nous a montré une fois encore de quoi les rêves sont faits : de travail, comme le dit son Shakespeare, et de la douloureuse beauté de l’éphémère.
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Une chambre en Inde, une création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, jusqu’au 2 juillet 2017