Un matriarcat révolté et musical

(c) Pauline Le Goff

Jusqu’au 22 mai au théâtre de la Tempête, Laëtitia Guédon dans le spectacle Penthésilé·e·s Amazonomachie, nous convie à assister au dernier dialogue entre Penthésilé·e·s et Achil·le·s (tel quel dans le texte), une tirade époustouflante sur un champ de bataille, écrite par Marie Dilasser, qui élargit les perspectives de lutte pour l’égalité des genres.

Un hammam, un cerveau, un autel, une caverne, sont les lieux que pourraient évoquer l’élégante scénographie, voluptueuse et enfumée, construite par Charles Chauvet, pour la création du spectacle à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon en juillet 2021. La régie a apporté un soin particulier à l’entrée des spectateurs et spectatrices. Doucement on s’installe dans un siège qui sent la terre et l’encens pour une heure trente environ de lévitation dans cette œuvre, parabole de notre condition.

Le renouveau d’un mythe

L’autrice puise dans la puissance des Guérillères de Monique Wittig l’utopie d’un monde entre femmes

Sur le papier, ça paraissait ennuyeux. Il s’agit d’un énième mythe antique, retravaillé via les filons de la performance et de la poésie contemporaine, reliquat d’un théâtre centré sur le texte, à la française. L’histoire en question est celle du combat funeste entre Penthésilé·e·s, reine du peuple des amazones et Achil·le·s qui tombe macabrement amoureux d’elle à la vue de son expiration. S’éloignant du mythe grec, c’est plutôt dans le romantisme allemand, d’un goût plus noir, que la metteuse en scène et l’autrice puisent leur inspiration. Dans la version du début du XIXème siècle d’Heinrich Von Kleist, Penthésilé·e·s est la gouvernante d’un matriarcat d’amazones qui décident de tuer chaque homme qui naît dans sa société pour ne vivre qu’entre femmes. Ainsi, elles combattent les individus masculins des autres peuples, qu’elles violent pour se reproduire, et tuent les bébés qui en sont issus s’ils ne sont pas du bon sexe. Reprenant ce motif de la communauté de femmes combattantes, la poésie de Marie Dilasser propose tour à tour des odes au corps féminin, des récits de combats épiques, et des appels à la révolution. Car l’autrice puise dans la puissance des Guérillères de Monique Wittig, fondatrice du féminisme lesbien et créatrice d’un poème épique qui décrit l’utopie d’un monde entre femmes en révolte contre les hommes qui veulent restreindre leur liberté. C’est ainsi que le vieux mythe reprend des couleurs, pour s’offrir à l’entendement comme une parabole des luttes pour l’égalité des genres.

Le discours de Penthésilé.e.s se permet d’envisager un « nous », pour créer l’espoir d’un monde commun

Ce texte, écrit au plateau pour tenir le plateau, tient la majeure partie de la pièce. Il est magnifiquement porté par la voix suave, l’articulation parfaite, et le charisme homérique de Lorry Hardel qui submerge la salle d’une présence magnétique. Elle déclame une épopée engagée, versifiée à la manière des laisses de la chanson de Roland, à travers des formules qui se répètent et tournoient en échos dans l’espace et le temps, parsemées de délectables notes d’humour propres au style de Marie Dilasser. Non sans ferveur, Penthésilé.e.s interpelle la salle de harangues liturgiques pour défendre la place de son peuple et plaider une future réconciliation. A l’instar du poème final des Guérillères, la pièce se clôt par un appel à une « transformation nécessaire vitale » pour lutter contre l’oppression des amazones.  Et contre toute attente, c’est dans la merveille que les autrices trouvent une porte de sortie à un discours qui aurait pu lasser par son binarisme. Lorsque s’arrête le langage, le chant et la danse prennent le relais d’un voyage vers un monde qui outrepasse les genres homme-femme. Ainsi, dans une envoûtante chorégraphie, l’incroyable danseur Sydou Boro, qui interprète Achil.le.s par le geste et la posture, se transforme en cheval, un passage vers l’animalité qui sert de symbole à une transition vers un au-delà du genre. Dans cette perspective, le discours de Penthésilé.e.s se permet d’envisager un « nous », pour créer l’espoir d’un monde commun, qui, à l’image de son prénom écrit en écriture inclusive fait fi des distinctions de genre pour en défaire les inégalités et les systèmes de pouvoir.

(c) Pauline Le Goff

De la musique et du silence

Pour tenir en haleine la salle, le verbe se décline sous toutes ses coutures, du mot au chant

Dans ce spectacle généreux, une attention particulière est portée à la multiplication des modalités de la parole. Pour tenir en haleine la salle, le verbe se décline sous toutes ses coutures : des mots doucement susurrés dans un micro HF en introduction, aux tirades énoncées vivement face public. Avec ou sans rime, avec ou sans phrase, le mot souvent se fait chant, ou s’affiche sur écran. S’immisce au cours de la pièce le lyrisme d’un choeur de quatre femmes qui concluent cet oratorio-manifeste par le Lacrimosa de Mozart, manière de finir en beauté cet hommage aux combattantes. Si la musicalité du verbe importe, à la musique est parfois préféré le silence, lorsque le texte est mis en valeur dans une création vidéo projetée sur un écran en fond de scène. Alors, l’écrit remplace la parole des personnages, notamment celle du seul homme en scène, qui se retrouve, de fait, muet. Le texte se vaporise et se disperse dans l’espace pour lui donner la forme éthérée d’une apparition divine.

(c) Pauline le Goff

Une incursion de la culture inuite permet de créer une forme de militantisme poétique transculturel, de la chaleur du hammam aux souffles de l’arctique

D’une audace à l’autre, l’œuvre nous emmène là où l’on ne l’attendait pas. En guise d’introduction, le spectacle s’ouvre sur la performance impressionnante de Marie-Pascale Dubé, qui accompagnera toute la pièce. Faitd de gargarismes rythmés, de cris aigus et de graves vrombissement des cordes vocales, elle interprète des chants inuits inspirés d’un jeu nommé le Kattajaq. Pratique majoritairement féminine, interdite par les missionnaires au XIXème siècle, ce jeu consiste à interpréter des chants traditionnels et se déroule entre deux femmes, face à face, qui utilisent la voix de l’autre comme caisse de résonance.  Métaphoriquement, Laëtitia Guédon ancre le temps et l’action du récit dans une société qui possède d’autres langages, d’autres pratiques culturelles, ce qui contribue à créer, pour le public, un ailleurs. Mais cette incursion de la culture inuite participe davantage à l’élargissement du discours féministe, ce qui permet de créer une forme de militantisme poétique transculturel, en valorisant les cultures féminines de parties éloignées du monde. De la chaleur du hammam africain, aux souffles de l’arctique, l’œuvre déplace ainsi les discours consensuels sur le genre, pour en proposer un expansion géographique qui dépasse notre regard occidental. Une ouverture inattendue et savoureuse qui déplace le regard des spectateurs et spectatrices, pour le plaisir des plus curieux·ses.

  • Penthésilé.e.s Amazonomachie, de Marie Dilasser, mise en scène par Laëtitia Guédon, jusqu’au 22 mai au Théâtre de la Tempête

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