Art de l’émotion autant que de la réflexion, le cinéma reflète parfois notre société au point qu’une œuvre de fiction paraisse plus vraie qu’un documentaire. C’est le cas de Toril, thriller intense sur le monde paysan et ses écueils. Tandis que la crise des agriculteurs fait l’actualité, leur désespoir se lit dans les yeux de Jean-Jacques Lucas (Bernard Blancan, vu dans Un Village Français). Endetté, ce producteur de fruits et légumes doit, malgré lui, laisser les commandes à son fils Philippe ; Vincent Rottiers (Nocturama), magistral. Ce dernier ne compte pas se résoudre à la fatalité et ira loin, très loin, pour préserver leurs terres. Dans une performance aussi indocile que le taureau qui donne son titre au film, l’interprète de Philippe dote son personnage d’une fougue contenue, où transparaît la révolte d’une profession sacrifiée.
Guidé par un suspense constant, ce premier long métrage de Laurent Teyssier est l’aboutissement d’un projet initié auprès de Guillaume Grosse, co-scénariste et complice de toujours, puis mûri à La Fémis. Remarqué dans plusieurs festivals, le premier court du duo, 8 et des poussières (2009), marquait sa genèse avec un protagoniste mi-smicard mi-dealer. Toril prolonge ce portrait de galérien en montrant, avec force et subtilité, des paysans dont le septième art se désintéresse habituellement. Posant sa caméra dans un décor qu’il connait bien, entre Avignon et Cavaillon, Teyssier dévoile un Sud âpre, où la solitude pèse autant que le soleil de plomb qui fait pousser les melons de la colère. Mis en lumière par le chef opérateur Baptiste Chesnais, ce Sud revêt une clarté aveuglante. Pourtant, c’est bien l’art de la dissimulation qui prime. Un art que Philippe cherche à maîtriser, tandis qu’il perd peu à peu le contrôle et que son propre piège tend à se refermer sur lui.
Indomptable
Jusqu’où peut-on aller quand la situation semble désespérée ? Cette question est au cœur de l’arc narratif de Philippe. Un anti-héros passé du trafic à la petite semaine, à un engrenage criminel qui le dépasse. Surtout, un jeune homme indomptable, dont le bouillonnement intérieur rappelle James Dean ; Cal Trask se débattait, lui aussi, pour l’affection de son père dans À l’est d’Eden. On serait presque tenté de dire que les percussions hypnotiques de DJ Oil, accompagnant la scène de ralenti du début de Toril, résonnent comme les congas de l’enfant terrible de Rebel Without a Cause. La cause, Philippe l’a : sauver l’exploitation familiale pour épargner les siens et se sauver lui-même. Une fureur de vivre qui sera son moteur, avant de se retourner contre lui, en le ramenant au statut d’outsider qui lui est décidément difficile de quitter. Portant l’intrigue de ce film à la croisée du western rural et du polar animal, tel que décrit par le dossier de presse, Vincent Rottiers insuffle à son rôle une saisissante profondeur.
Part animale
Peu de personnages, peu de dialogues, mais une tension constante. Les jalons de Toril, sont minimalistes et se déclinent à travers l’interprétation de comédiens habités.
Peu de personnages, peu de dialogues, mais une tension constante. Les jalons de Toril, sont minimalistes et se déclinent à travers l’interprétation de comédiens habités. Renouant avec plusieurs de ses acteurs passés par la case format court – comme Emilie de Preissac, qu’il dirige pour la troisième fois – Laurent Teyssier dépeint la réalité brute de son sujet à travers un casting millimétré. Jouant un rôle charnière dans le twist de Philippe, Bruno concentre la violence sans concession qu’appelle le trafic de drogue de grande ampleur. Incarné par Karim Leklou, également à l’affiche de Voir du pays, il tend à Philippe le miroir de son âme. Déjà glaçant dans Engrenages, Tim Seyfi continue dans la veine dramatique avec José, manadier sanguinaire dont la séquence punitive avait fait forte impression au Showeb, lorsque La Belle Company dévoilait les premières images. Enfin, on notera qu’en se glissant dans le rôle féminin principal, Sabrina Ouazani (Le Passé) montre que les femmes ont leur carte à jouer dans ce monde masculin taciturne, où évoquer ses états d’âmes est signe de faiblesse.
« Je suis fils de paysan »
Ces mots prononcés par Philippe éclairent la psychologie du protagoniste, tandis qu’il prend une poignée de terre – sa terre – en la laissant glisser entre ses doigts. Si cette terre lui échappe, il lui reste le sentiment d’appartenance à un corps de métier qui lui est cher. À ce titre, la scène du sujet de JT dédié à la détresse du milieu agricole est éloquente. Marquant une parenthèse dans la fiction, cette séquence souligne l’ancrage social du film. Le temps se fige, jusqu’à ce que Philippe intervienne, comme pour signifier à ses aînés désabusés qu’ils n’ont pas à contempler, impuissants, ce spectacle de désolation. Dès l’ouverture, l’entrée du taureau dans l’arène – danse dissonante amplifiée par un steadicam esthétisant – rappelle que le colosse aux sabots d’argile ne s’avoue jamais vaincu. Le salut auquel aspire Philippe est-il aussi inatteignable que le bout de tissu à arracher à la bête ? Film sur la filiation, autant que sur l’abnégation, Toril est surtout un pamphlet contre le renoncement. Si Lucas père succombe à l’affliction, Lucas fils se bat. Certes, son combat est mené avec les mauvaises armes, mais le dévouement qui motive ses actes le rend si attachant que le spectateur est prêt à le suivre dans tous ses excès, au gré d’un voyage rédempteur orchestré par un réalisateur à suivre de près et un acteur qui confirme sa maestria.
- Toril de Laurent Teyssier, avec Vincent Rottiers, Bernard Blancan, Karim Leklou, actuellement en salles (14 septembre 2016).