Thomas Clerc Francesco Forlani

Paris sans détour

D’André Breton à Ernest Hemingway, en passant par Walter Benjamin et Georges Perec, Paris est entré en littérature comme on se glisse dans son lit le soir. Subrepticement, la Ville Lumière s’est faite une place chaude et douillette dans le monde des livres. Elle charrie avec elle, depuis le XIXe siècle en particulier, des topoï littéraires qui suffisent à eux seuls à définir un être-à-la-ville pleinement parisien. La flânerie et le hasard d’une rencontre au détour d’un passage, d’un boulevard ou d’un café entretiennent le mythe, directement issu du romantisme allemand, de la bohème artistique, forme de résistance devant la précarité et la paupérisation grandissantes d’une partie de la population, grande laissée-pour-compte de la croissance capitaliste et exclue des lois du marché. 

Mot d’ordre surréaliste, le hasard devient le garant du romanesque, faisant des romans sur Paris des histoires faites de rencontres, de routes et de rues qui se croisent comme le maillage de la ville dans chacun de ses arrondissements. La dimension ludique est grande et la partition toujours à rejouer

Thomas Clerc

Dans Paris, musée du XXIe siècle – Le dix-huitième arrondissement, Thomas Clerc fait de Paris, et en particulier de son dix-huitième arrondissement, le personnage principal d’un livre qui relève autant de la confession, que de l’enquête sociologico-anthropologique ou du poème en prose. Il enregistre, comme il avait pu le faire dans son précédent livre, Paris, musée du XXIe siècle – Le dixième arrondissement, paru en 2007 et consacré quant à lui au dixième arrondissement, les strates et les mutations de la capitale dans une langue à la fois érudite, poétique et ironique.

Paris sans passer par la case départ

De son côté, Francesco Forlani livre avec Paris sans passer par la case départ les souvenirs de ses premiers pas dans la capitale au début des années 1990, alors qu’il vient de quitter sa Caserte natale, dans la région de Naples, après des études de philosophie en Italie. Il a pour projet de fonder une revue, La Bête étrangère (de son vrai nom Paso doble), et de donner vie, dans sa mansarde du Marais qu’il partage avec son colocataire de l’époque Massimo et toute la bande des joyeux écrivains qui se réunissent autour de Milan Kundera et de l’Atelier du roman, à une vie de bohème – où cafés, bars et galeries sont les véritables viviers pour une révolution d’abord créatrice puis amoureuse. Sans un rond en poche, le verre pourtant jamais vide et la tête toujours pleine de nouvelles idées, il raconte avec tendresse, humour et mélancolie une ville de Paris accessible, pénétrable et qui murmure ses secrets aux initiés qui lui tendent l’oreille… ou à ceux qui se prennent à son jeu. 

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Paris sur-surréaliste

La référence à l’ouvrage de Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, paru en 1934 et aussi appelé le Livre des Passages, est centrale dans le livre de Thomas Clerc. L’essai de l’Allemand lui fournit une direction : Benjamin a cherché à construire une histoire sociale de Paris au XIXe siècle, nécessaire pour appréhender et interpréter dans sa globalité la ville alors à l’aube du XXe siècle, en s’inspirant des déambulations des surréalistes, à qui les passages parisiens étaient particulièrement chers. Pourtant des surréalistes à Benjamin, le ciel au-dessus de Paris s’est assombri, et ce ne sont plus les cheminées des industries naissantes qui en cachent la lumière. Lorsque Benjamin écrit, les bottes noires résonnent au loin, enterrant la fragile aspiration utopique des surréalistes et la promesse de liberté et d’émancipation qu’ils ont tant recherchée. Clerc hérite directement de ces deux traditions qui se font écho, se prolongent et s’entrechoquent. 

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Plongé dans un réel des plus réels, celui de la pandémie, Thomas Clerc raconte comment c’est à la faveur de la crise sanitaire qu’il a déménagé pour s’installer dans un arrondissement à la réputation parfois salie, le dix-huitième arrondissement, et en particulier rue Marc-Séguin, à qui il consacre le premier chapitre. « Je n’ignorais pas les connotations de pauvreté, de saleté voire d’insécurité attachées à La Chapelle, mais je ne m’en souciais pas, a fortiori lorsqu’elles se trouvaient colportées par des gens qui habitaient sur la rive gauche ou dans les quartiers branchés ou bourgeois que j’avais connus et que je souhaitais quitter. » affirme-t-il sans détour et sans complaisance, laissant transparaître la dimension politique indéniable de son livre qu’il ne va avoir de cesse de développer dans des variations différentes. Réitérant son art poétique d’essence anarchiste où le livre relève de l’attentat, Thomas Clerc a la précision du kamikaze lorsqu’il allume sa ceinture d’explosif : chaque lieu est situé, étudié avant d’être épuisé. Aucune rue, aucune ruelle de ce dix-huitième arrondissement n’échappera aux pas du marcheur, ni surtout à la plume de l’observateur. 

Thomas Clerc nourrit un fantasme d’exhaustivité de la littérature.

De sorte d’ailleurs qu’il nous semble que la référence à Perec s’impose rapidement à tout lecteur qui entreprend de faire le voyage avec l’écrivain. Comme Perec qui s’était assis trois jours durant au Café de la Mairie place Saint-Sulpice dans le sixième arrondissement de la capitale avant de livrer sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1982), Thomas Clerc nourrit un fantasme d’exhaustivité de la littérature. Il cherche à rendre compte aussi bien de la conformation des rues, de l’hétérogénéité du bâti (où il reconvoque la nomenclature développée pour son livre sur le dixième arrondissement, et notamment les bâtiments qu’il nomme « AFS », à faire sauter), comme de la grande diversité de ses habitants. Son texte, extrêmement dense, accumule ainsi notations architecturales, sensations et considérations sociologiques à l’intérieur de cette déambulation pleinement reconstituée, où Thomas Clerc semble devenir par moments l’observateur de sa propre flânerie. Il invente ainsi les commentaires d’une voix-off façon film de la Nouvelle Vague ou à la manière de la voix de Mathieu Amalric qui accompagne et commente les images du film documentaire de Jean-Christian Riff, tourné en 2007, et directement tiré du livre de Perec. Paris, musée du XXIe siècle – Le dix-huitième arrondissement devient le catalyseur, comme un musée, d’un dix-huitième arrondissement à la fois en pleine mutation autant que non-lieu qui semble depuis toujours avoir été laissé systématiquement à l’abandon de toute politique urbaine, humaine, voire humaniste de requalification. 

Paris pour éducation sentimentale 

Alors que l’on célèbre cette année le centenaire du Manifeste du surréalisme d’André Breton, ce texte décisif qui sonne comme un éloge de l’imagination, comme un appel à l’émerveillement, comme l’abolition de la frontière entre le rêve et la réalité et enfin, comme le désir d’adopter systématiquement une attitude anticonformiste, le roman de Francesco Forlani, Paris sans passer par la case départ, traduit de l’italien par Christian Abel et paru aux éditions Ardavena, propose lui aussi la rencontre, sur une table de dissection, de l’esthétique surréaliste et de celle de l’OuLiPo, et en particulier de l’écriture de Georges Perec. Comme ce dernier avait pu s’inspirer du jeu de go dans un de ses romans parmi les plus célèbres, La Vie mode d’emploi, le roman festif de Francesco Forlani s’inspire quant à lui du Monopoly, à la fois dans son titre qui reprend l’une des cases les plus emblématiques du jeu : « Aller en prison, sans passer par la case départ, sans toucher 20000 Francs », mais aussi dans sa structure qui renvoie aux rues et avenues qui figurent sur le plateau du jeu. Car si la dimension ludique caractérise l’atmosphère de ce livre où résonne au loin la maxime d’Hemingway, « Paris est une fête », comme ces impératifs catégoriques qui obsèdent Massimo, le colocataire du narrateur, que l’on devine sans détour être Francesco Forlani lui-même, elle en caractérise surtout la langue. L’écrivain insère à l’intérieur des chapitres de son livre des passages en furlèn, une langue poétique inventée qui fusionne le napolitain, l’italien et le français et traduit le sentiment parfois confus mais particulièrement prolixe et fécond de l’exilé. Dans le furlèn se lisent la richesse des langues et le privilège, propre à celui qui émigre dans un autre pays, de pouvoir se nourrir de chacune des langues qu’il maîtrise pour enrichir sa perception et son approche du réel, du monde et des autres. 

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La ville de Paris s’affirme, page après page, comme le lieu de l’action, centrée sur l’arrivée d’un apprenti écrivain de Caserte dans la capitale française où ce dernier ambitionne de fonder une revue littéraire, mais surtout comme un personnage, tant sa forme et ses lieux de sociabilité et de création (du bar au café en passant par la galerie d’art) jouent un rôle central dans ce qui constitue bel et bien une éducation sentimentale et le portrait d’un écrivain en jeune parisien d’adoption. Les rues de ce Paris des années 1990, que Francesco Forlani ressuscite avec tendresse, mêlent l’ivresse, au sens propre et au sens figuré, des jeunes gens qui se retrouvent autour d’un projet artistique à l’émulation d’une société française en plein tumulte et mobilisée alors contre la loi Travail. Paris sans passer par la case départ constitue ainsi les mémoires de Francesco Forlani, qui se surnomme lui-même et non sans malice « écrivain pré-posthume », mais aussi celles d’une ville de Paris avant la gentrification, une ville de Paris où malgré les galères d’argent, il est encore possible de se débrouiller, de vivre et de profiter. L’écrivain convoque des figures littéraires importantes qu’il a croisées et avec lesquelles il a même collaboré comme Milan Kundera, dressant le portrait de constellations d’artistes et des lieux qu’ils fréquentent. D’ailleurs, toujours en s’inspirant du Monopoly mais dans un geste qui rappellerait plutôt Cortázar dans son roman Marelle, Forlani propose un système de renvois à des figures de chapitres précédents avec la mention « CHANCE », utilisée dans le célèbre jeu de société. 

Les lieux et les personnages qui habitent et donnent vie au Paris des années 1990 participent ainsi de ces mémoires qui ont tout d’un roman picaresque.

Les lieux et les personnages qui habitent et donnent vie au Paris des années 1990 participent ainsi de ces mémoires qui ont tout d’un roman picaresque. Chacun à leur tour prodigue un conseil, forme et donne une leçon (mais jamais injonctive), accompagne Francesco Forlani dans son parcours à la fois artistique, professionnel, sentimental mais avant tout profondément humain. Comment ne pas rire aux éclats de l’épisode où il donne des cours d’italien à ce banquier diamétralement opposé à lui ni pleurer à chaudes larmes lorsqu’il raconte sa venue auprès de la petite fille malade à qui il dispense des cours dans son lit d’hôpital et qu’il appelle la petite madone ? Car il faut bien le dire, il y a dans l’écriture de Francesco Forlani et dans sa manière d’aborder les situations, un humanisme et une générosité qui poussent son lecteur à vouloir rencontrer cette bande de joyeux lurons qui ont fait ses années parisiennes et à retrouver les lieux qu’il décrit. Francesco Forlani fait de Paris le point de départ d’un nouveau voyage, multipliant, comme dans un jeu, les combinatoires et les règles, invitant à toujours faire un pas de côté, à se laisser cueillir par les lieux, à adopter, comme le prescrivait Breton dans son Manifeste du surréalisme, un anticonformisme directement synonyme d’ouverture d’esprit et de joie de vivre.

Du livre de Thomas Clerc à celui de Francesco Forlani, la phrase de Louis Aragon résonne comme un véritable mot d’ordre : « Arrachez-moi le cœur vous y verrez Paris », faisant de Paris bien davantage qu’une ville. Paris est, sans détour, une expérience humaine et donc une expérience littéraire.

  • Thomas Clerc, Paris, musée du XXIe siècle – Le dix-huitième arrondissement, Éditions de Minuit, 2024, 624 p.
  • Francesco Forlani, Paris sans passer par la case départ, Traduit de l’italien par Christian Abel, Éditions Ardavena, 2024, 296 p.
  • Crédits photo : Thomas Clerc : Francesca Mantovani © Gallimard / Francesco Forlani : © Chiara Perna

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