The Tragedy of Macbeth : vaine couronne

Pour The Tragedy of Macbeth, Joel Coen fait cavalier seul et travaille une des grandes obsessions souterraines des récits qu’il a portés à l’écran avec son frère : la source shakespearienne.  Sous l’impulsion de Frances McDormand, le réalisateur se mesure à d’augustes prédécesseurs (Orson Welles, Akira Kurosawa, Roman Polanski) et livre une adaptation à la fois audacieuse et horrifique de la tragédie de William Shakespeare.

Le blanc inaugural de Fargo (1996), au cœur du Minnesota enneigé, créait d’emblée un espace déréalisé contrastant singulièrement avec le préambule très conventionnel « ceci est une histoire vraie », comme si nous allions assister à un récit des origines. De façon analogue, The Tragedy of Macbeth commence dans une blancheur opaque, laiteuse que seul le vent des landes vient troubler. L’histoire de Macbeth prend ainsi place dans un espace surnaturel et anxiogène. Un oiseau de mauvais augure vient rompre l’unité du carré blanc et la voix off nasillarde de la sorcière-prophétesse (Kathryn Hunter) nous annonce la rencontre imminente avec Macbeth. Chez Welles, il était aussi question de magie avec des gros plans saisissants sur des chaudrons bouillonnants en ouverture. Au milieu de l’épais brouillard écossais, magnifié par un noir et blanc très pur, rattachant le film à l’esthétique du muet et plus particulièrement à l’expressionnisme allemand, apparaît la Sorcière recroquevillée, semblable au nain danseur de Twin Peaks.

D’une abstraction initiale – un petit être en boule sur lui-même dans un espace dont nous ne distinguons pas les contours -, Coen passe à un épisode presque comique : Hunter brandit un pouce de matelot qu’elle tient entre ses orteils, en grimaçant. Filmée comme une bête de foire qui se contorsionne sans arrêt, la Sorcière est nettement plus convaincante que les épouvantails chez Orson Welles. Cette séquence de rencontre entre les Sorcières, figures longilignes drapées de longs manteaux noirs, et Macbeth, accompagné de Banquo, est sidérante. L’hyper stylisation de la lumière et du décor dont les frères Coen sont pourtant coutumiers fait accéder le film à une sorte de radicalité esthétique bouleversante : c’est comme si Joel Coen avait pour ambition de réaliser le tout premier Macbeth, le Macbeth des origines. Cette fois-ci, il vise l’origine pour de vrai, et pas pour faire rire.

Viens, nuit épaisse

L’une des grandes idées du film, outre ce dépouillement de l’espace, c’est de nous laisser entendre le texte de Shakespeare dans un silence quasiment total. La musique, quand elle retentit, ressemble à une plainte, venue du fond des Enfers. Pour le reste, les répliques sont prononcées lentement, articulées à l’extrême, comme pour laisser au spectateur savourer chaque syllabe. Il n’est pas question de singer l’accent écossais ni de transformer les pensées de Macbeth ou de Lady Macbeth en phrases prononcées en voice over. Chez Joel Coen, les personnages sont tous les auteurs de leurs propres mots, responsables de leurs paroles et de leurs pensées, aussi terrifiantes soient-elles. Chez Welles, le texte était parfois peu audible, recouvert de morceaux musicaux tonitruants qui tendaient à faire de la tragédie de Shakespeare un récit d’aventures dans un goût presque baroque.

La pièce est rendue à sa noirceur absolue

Ici, la pièce est rendue à sa noirceur absolue. Le décor, tout en lignes verticales et en formes ogivales, à moitié dans l’ombre et dans les rais de lumière qui dessinent des lignes obliques, est l’œuvre de Stefen Dechant. Son parti-pris rend compatible l’Écosse médiévale avec le Bauhaus. Ni meubles, ni lampes, ni accessoires ne viennent encombrer les pièces vides que traversent sans cesse des personnages en errance. De la même manière, les costumes servent à géométriser les personnages, à les transformer en figures spectrales. Seuls subsistent quelques accessoires qui acquièrent une valeur purement symbolique. On pense notamment à la couronne vissée sur le crâne de Macbeth (Denzel Washington), après qu’il a tué le roi Duncan de ses propres mains et fait assassiner dans la foulée Banquo ainsi que le petit Fléance, pour couper à la racine, la branche royale qui l’empêche d’accéder au trône.

Le choix de casting fait indubitablement partie de la réussite du film. Denzel Washington roule des yeux et pousse des cris terrifiants qui inspirent un inconfort croissant au fur et à mesure du film (son jeu n’est pas si éloigné de celui de Marlon Brando en Marc-Antoine dans le Jules César de Mankiewicz, une autre grande adaptation d’un parricide shakespearien). La folie qui le gagne et l’entraîne dans la logique du crime semble culminer dans une séquence cauchemardesque dans laquelle les Sorcières, perchées sur des poutres au-dessus de lui, l’invitent à consulter une fois encore les oracles. Sous ses pieds, le sol devient une grande étendue l’eau où apparaissent des visages d’enfants maléfiques qui scandent son nom « Macbeth, Macbeth, Macbeth » et lui donnent des conseils criminels.

Logique conjugale du crime

En ceci, la lecture que fait Joel Coen de cette tragédie politique autour du désir de pouvoir est plus proche de Shakespeare que jamais : il resserre l’intrigue sur le couple que forme Denzel Washington avec une Frances McDormand particulièrement brillante. Son visage hautement expressif se décompose petit à petit, jusqu’à devenir un masque mortuaire qui la fait ressembler, à s’y méprendre, à la Sorcière. Si elle dirige d’une main de fer, pendant toute la première partie du film, le destin de son époux, elle semble ensuite perdre pied en même temps que Macbeth, avalée par des démons intérieurs. Denzel Washington se débat avec un corbeau qui tournoie en braillant dans une pièce close. Frances McDormand multiple les crises de somnambulisme.

Joel Coen renoue avec le récit d’un délire amoureux

Autrement dit, au lieu d’une tragédie politique, Joel Coen renoue avec le récit d’un délire amoureux qui se joue tout entier dans l’intériorité des personnages, derrière des portes fermées, dans des recoins sombres tandis qu’au dehors, on entend le battement du tambour qui annonce l’arrivée des troupes de Malcolm et de Macduff en marche vers le château de Dunsinane, comme une forêt en mouvement. L’idée de choisir des acteurs vieillissants, par contraste avec ceux plus jeunes du film de Welles, fait de la tragédie de Macbeth une espèce de dernière tentative de revanche, pour des êtres déjà menacés par le naufrage de la vieillesse. Ils jouent leur dernière chance de connaître la gloire en ruinant la logique familiale de la dynastie (« Demain, et demain, et demain ! C’est ainsi que, à petits pas, nous nous glissons de jour en jour jusqu’à la dernière syllabe du temps inscrit sur le livre de notre destinée… » nous dit Macbeth en descendant calmement les escaliers au pied desquels gît son épouse).

Outre la performance d’un Denzel Washington beaucoup moins gangster que d’habitude et d’une Frances McDormand beaucoup moins drolatique que dans Fargo, il faut souligner le jeu ambigu d’Alex Hessel qui incarne Ross, le messager funeste. Son regard fuyant, ses mots choisis avec soin pour annoncer à Macduff l’assassinat de son épouse et de tous ses enfants, jetés au feu sauvagement par les hommes de main du tyran, instillent un doute intéressant sur ses intentions réelles, pour un personnage qui ne cesse de changer de camp, qui est de toutes les embuscades. Le couple contre la famille, le régicide contre la gloire militaire, le lent déploiement de la folie en lieu et place d’un récit à la fois bref et haletant. Joel Coen réussit là un véritable tour de force, tout en angles bizarres, en cadrages symboliques et en atmosphère presque fantasy, pour raconter l’histoire bouleversante du meurtre au nom d’une vaine couronne.

  • The Tragedy of Macbeth, un film de Joel Coen, avec  Denzel Washington, Frances McDormand, Alex Hassell, disponible sur Apple TV.

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