« Imaginez un après-midi ensoleillé. Le soleil vous inonde de lumière. Vous regardez un horizon lointain où vous attend votre bonheur »
Hangzhou, ville mutante et brumeuse, est le décor du premier film de la réalisatrice chinoise Zheng Lu Xinyuan. Muzi, jeune femme de 22 ans, y retrouve sa famille, dans ces lieux qui l’ont vu grandir. Son cocon s’est disloqué, ses parents se sont séparés. Dans cet univers aujourd’hui étranger, Muzi pourchasse ses fantômes. Elle erre, à la recherche des moments heureux qu’elle y a partagés, qui ont depuis longtemps basculé dans le passé. La réalisatrice convoque ces instants transitoires inévitables, entre souvenirs d’enfance, explorations sexuelles et quête de reconnaissance. Primé au festival de Rotterdam en 2020, The Cloud in Her Room nous offre le caractère à la fois intrépide et maîtrisé d’une première œuvre réussie - la promesse d’une grande cinéaste.
Quête intérieure : construire et déconstruire
Déjà, les halos de lumière nous accueillent dans un monde mouvant, bercé par le basculement répétitif d’un bus en marche. Des visages assoupis se détachent du clair-obscur. Filmée en noir et blanc, la ville se dessine à travers les fenêtres. Les phares des voitures, d’abord, puis les lampadaires successifs. Le pèlerinage de Muzi débute dans son ancien appartement, vidé depuis la séparation de ses parents. Comme si elle se recueillait, sa main s’attarde sur les meubles, et sur la fenêtre qui, inévitablement, tombe en lambeau. Elle est le visage de la mélancolie : un regard trop lointain pour une jeunesse si palpable. Des yeux qui questionnent le monde, aspirent à plus loin, à plus grand. Alors qu’elle ramène son jeune amant dans cet appartement, elle lui explique, montrant son ancienne chambre : « la fille du propriétaire utilisait cette chambre ».
D’abord impassible et froide, Muzi se révèle dans ses excès, vacillant entre fougue et colères. Alors qu’elle déambule sur la rive du canal, son pied frappe une bouteille en plastique vide. L’objet l’accompagne sur quelques mètres, dans l’humidité hivernale qui écrase tout le film, pour finir projeté dans l’eau. Aimantés par cette jeune femme dans son long manteau d’hiver, on vacille entre lumière et pénombre ; ce dont elle se souvient et ce qu’elle s’apprête à vivre. La ville, elle aussi, se construit sur les restes du passé. Ce sentiment étrange de connaître un endroit depuis toujours, et de le recroiser plusieurs années après, changé, déconstruit ou amélioré. La sensation désagréable que nos certitudes s’écroulent. Mais même nos souvenirs les plus lointains ne nous attendent pas pour suivre le progrès. Et ceux de Muzi prennent la fuite à mesure de son exploration urbaine.
Roman photographique
Le pointillisme de la mise en scène semble être le fruit d’une pulsion irrépressible
Je suis de ces personnes hypnotisées par la profondeur de champ. Zheng Lu Xinyuan n’est pas en reste concernant les plans composites, au cœur desquels il est plaisant de s’immerger pour distinguer différentes strates narratives. Dans une barre d’immeuble, nous apercevons une femme danser face à sa fenêtre. Un second rectangle de verre s’éclaire et attire notre regard quelques étages plus hauts. Des instants de vie qu’on observe, qu’on épie presque, en sécurité derrière l’œil de la caméra. Lui seul nous permet ce plaisir coupable. C’est sur cette structure stratifiée que se construit tout le film. Comme un puzzle à recomposer, un nuancier géométrique s’articule autour de prises de vues et de techniques fascinantes. Son travail de photographe inonde l’entièreté de son œuvre. Le pointillisme accordé à la mise en scène semble être le fruit d’une pulsion irrépressible. Cette exigence permet au film de se constituer de plans qu’on croirait sans mouvement et sans rythme, ce qui, de manière surprenante, n’enlève rien à la richesse de leurs compositions. Comme au cœur de triptyques, les personnages évoluent d’un tableau à un autre, dans des décors complexes, entre la Nature et l’œuvre humaine. Une forme de générosité se dégage de ces lieux filmés, malgré l’empreinte paradoxalement destructrice de l’urbanité sur l’environnement. Si les décors s’emplissent de béton et de constructions, le film reste pur et organique.
Renaître de la pluie
Je me souviens d’un moment unique, portée par les bourrasques, à voguer comme une feuille d’automne entre les branches des pins et les sommets des gratte-ciels. Une caméra aventureuse, et évanescente, qui se laisse prendre par ces fragments de nature avant de revenir à la raison, statique. Aux oreilles sensibles, s’abstenir : l’omniprésence des gros plans sonores nous rapproche de tout. On est sensible aux gravillons qui crissent sous les pieds, au frottement des mains qu’on réchauffe, au bruit des lèvres qui se décollent d’une cigarette. Lorsque Muzi expire sa fumée, on en ressentirait presque le souffle. Il est évident qu’un style se développe et le caractère organique du cinéma de Zheng Lu Xinyuan s’impose comme une sculpture. Associant caméra, prises de vue vidéo, et surtout pratique du négatif, un nouveau monde s’ouvre à nous, le temps d’un baiser, ou sur les chantiers jonchés de gerbes d’étincelles noires. La présence de l’eau, leitmotiv visuel du film, participe à cet aspect bidimensionnel. La ville et ses lumières s’y reflètent et Muzi est attirée par cet autre monde aux traits brouillés et discontinus. De même, les vitres d’un bus réfléchissent la circulation, créant un point de fuite magnifique, possible intersection de l’inconciliable. Dans ces miroirs du réel, on espère qu’elle trouvera le repos.
- The Cloud in Her Room, un film de Zheng Lu Xinyuan, avec Jin Jing, Zhou Chen, Ye Hongming, en salles le 22 décembre