Troisième film de son jeune réalisateur, The Brutalist est le premier à parvenir en France. À travers son héros, architecte de génie peinant à réinventer son identité dans une société qui le méprise, Brady Corbet livre une fresque désenchantée sur le rêve américain. Une œuvre maîtrisée, faussement grandiloquente et particulièrement impitoyable.

The Brutalist est un film hors-normes. Par sa durée (3h30 avec entracte intégré), par son format (filmé en VistaVision, procédé technique des années 50, concordant à l’époque de l’action), et par sa démesure. Joué en plusieurs langues (anglais, hongrois, yiddish et italien), il entrelace habilement nombre de thématiques propres aux bouleversements du XXe siècle : l’extermination des Juifs d’Europe et la création de l’État d’Israël, les grands exodes migratoires, la marche en avant industrielle et l’explosion des inégalités, la radicalité des avant-gardes artistiques, la lutte des classes et la haine de l’étranger, la rédemption à travers l’œuvre d’art… Une densité historique qui ne perd jamais le fil rouge narratif de son personnage principal.
« L’énigme de l’arrivée »
L’histoire suit un déroulé assez simple. Ayant échappé aux camps de la mort, l’architecte hongrois László Tóth (cousin fictif du Pianiste Władysław Szpilman, également interprété par Adrien Brody), trouve refuge en Amérique où il est accueilli par son cousin et sa femme, propriétaires d’une boutique de meubles en Pennsylvanie. À la suite d’une commande, László rencontre Harrison Lee Van Buren, qui l’embauche pour bâtir un centre culturel pharaonique sur un de ses terrains. Grâce aux relations de l’industriel, László parviendra à faire venir sa nièce et Erzsébet, sa femme, pour tenter de reconstruire leur amour déchiré par la guerre.
Derrière les atours classiques d’une success story apparente se cache le récit d’une perversion à hauteur d’homme. Absolue et systémique, elle dévoile, à une toute autre échelle, la part morbide de l’American Dream. Ce renversement du mythe apparaît très clairement dès l’introduction du film lorsque László, voguant dans la cale bruyante d’un bateau à destination de New York, se fraye un chemin vers la sortie et aperçoit, dans un éclat de rire, la Statue de la Liberté dans un stupéfiant plan inversé.
Bienvenue au pays de la servitude
La teneur acide du récit le rapproche davantage de There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson (2007) ou de The Immigrant de James Gray (2014) que du Rebelle de King Vidor (1949). Car malgré son apparente similitude (un architecte de génie seul contre tous), le film de Vidor est imprégné de la philosophie libertarienne d’Ayn Rand qui défendait un individualisme forcené et un capitalisme débridé. Or, le film de Brady Corbet ne légitime en rien cette vision égoïste et prédatrice des rapports humains. À rebours de toute iconisation, le parcours de László Tóth (inspiré de la vie de l’architecte hongrois Marcel Breuer, exilé aux États-Unis en 1937) est un démontage en règle du mythe du self-made man américain. Des bas-fonds crasseux de New York où László survit grâce à la soupe populaire à la reconnaissance tardive de son génie, en passant par la contrainte des travaux manuels, la dépendance à la drogue et l’oppressant climat xénophobe, les États-Unis ressemblent davantage au vestibule de l’Enfer qu’à la terre promise.
Le brutalisme du titre découvre ainsi son ambivalence : révolution esthétique expérimentant de nouvelles formes d’un côté ; domination des classes possédantes de l’autre. Cette nouvelle architecture primitive et gigantesque fait également écho aux partis-pris formels du film qui – tout à son imposante ampleur romanesque se déroulant sur trois décennies – privilégie les scènes intimistes, souvent conflictuelles, aux grands effets d’appareil (une séquence d’accident de train est ainsi filmée du ciel, à peine perceptible sous la brume).
Derrière les atours classiques d’une success story apparente se cache le récit d’une perversion à hauteur d’homme.
L’art et la révolution
Tout en jeux d’ombres et en plans serrés sur les visages et les mains des personnages, le film révèle, en négatif, le portrait d’une bourgeoisie américaine inculte et raciste, incarnée par la famille Van Buren. Le fils crache à la face de László un « nous vous tolérons » ; le père lui jette une pièce de monnaie en le traitant de cireur de chaussures. Les traits arrogants d’Harrison Lee Van Buren rappellent à ce titre le Daniel Plainview du film de Paul Thomas Anderson dans toute l’ampleur de sa mégalomanie malsaine.
Dans le dernier tiers du film, ce désir de contrôle pathologique prend un tour sordide. Par un crime odieux, Harrison Lee Van Buren affirme, littéralement, son droit de propriété envers László. Car malgré leur talent, leur génie et toute leur bonne volonté de s’intégrer, les étrangers ne seront jamais autre chose que des minables petits cireurs de chaussures, destinés à servir les véritables maîtres de ce pays.
Subissant les pires humiliations, László, sous les traits éprouvés et à demi-fous d’Adrien Brody, ne renonce pourtant jamais. Car l’art est aussi un moyen de soigner ses traumatismes. Son projet monumental, son grand œuvre labyrinthe et terrifiant — un centre communautaire érigé sur la colline de Doylestown — s’inspire du camp de concentration nazi auquel il a échappé. Cela, nous l’apprenons dans un épilogue dont la lourdeur didactique vient quelque peu ternir la beauté grège et rude de cette éprouvante épopée moderne.
- The Brutalist, un film de Brady Corbet, avec Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce. En salles le 12 février 2025.
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