S’agit-il pour Ali Abbasi de nous rapprocher de Donald Trump, figure ô combien familière ? À quelle distance de l’image héroïque faut-il se tenir ? Comment filme-t-on l’homme le plus filmé au monde ? Dans The Apprentice, le réalisateur du brillant Les Nuits de Mashad évite aussi bien l’écueil du biopic que celui du portrait à charge.
Avez-vous déjà vu Donald avant Trump ? C’est un mécheux qui zozote. Sans envergure, ni panache, il obéit à son cher papa et rêve d’une gloire désespérément lointaine. C’est un Rastignac de pacotille, une créature qui se cherche un créateur. Au détour d’une soirée dans un club très privé de Manhattan où Donald a l’habitude de se rendre pour se faire voir, le regard de Roy Cohn, un avocat véreux très charismatique, croise le sien. Dans The Apprentice, Ali Abbasi raconte une bromance aux immenses enjeux politiques. Dans l’embrasure d’une porte, Trump s’adresse à la fille qu’il s’est dégotée ce soir-là : “ici il n’y a que des gens importants, je suis le plus jeune invité”. C’est peut-être dans cette petite phrase que l’ambition la plus secrète se cache. Donald ne rêve pas de politique, il désire être vu. Engoncé dans son costume cheap, il ressemble à un adolescent mal dans sa peau. Abbasi ne se tient ni trop loin ni trop près de lui et épouse le point de vue d’un témoin de la relation tourmentée qui naît entre les deux hommes. La décennie 70-80 est celle de l’apprentissage de Trump, juste avant qu’il ne devienne le promoteur immobilier de génie, l’idole de la presse et le milliardaire adulé par Ronald Reagan. Cette limitation du récit à l’écrin d’un amour qui ne dit pas son nom est une idée venue du scénariste Gabriel Sherman, journaliste d’investigation spécialiste de la droite américaine. Elle permet d’appréhender l’homme derrière la légende, sur le mode de l’enquête sociologique en évitant les facilités d’une explication psychologique.
Dans cette jungle urbaine, la morale n’est plus et les hommes sont ridicules.
Le parvenu
Donald, interprété par le formidable Sebastian Stan, est un charmant jeune homme. C’est que, pour Abbasi, l’histoire de Trump avant Trump n’est pas celle du grand méchant loup, mais celle d’un garçon élevé parmi les loups. Contrairement à ce que Trump lui-même voudrait faire croire, il ne s’est pas fait tout seul. Ainsi, pour l’apprivoiser telle une bête sauvage, il faut examiner le monde dans lequel il a grandi et quelles figures ont gravité autour de lui – le père, le grand frère dépressif, la première épouse, Ivana. La relation de Cohn et de Trump tient d’une version moderne du mythe de Pygmalion. Lorsque Cohn aperçoit Trump dans un club branché, il imagine son œuvre à venir. Le formidable Jeremy Strong de la série Succession, dans laquelle il s’agissait déjà de pénétrer les arcanes du pouvoir, est absolument terrifiant : il a les yeux lourds, l’épaule secouée de tics nerveux, le teint grisâtre. C’est l’un des derniers survivants de l’ère McCarthy. Pourtant, son aura se limite désormais aux arrière-cours du banditisme urbain. Son activité consiste à innocenter les gros bras de la mafia sicilienne et il patauge depuis trop longtemps dans le marais putride du New York des années 70. La passion orageuse de Cohn et de Trump naît dans une époque sinistre. Abbasi filme la ville à l’état de chantier à ciel ouvert. La 42ᵉ rue est un coupe-gorge, les alentours du Chrysler et de Grand Central, des lieux de perdition. Manhattan, aux couleurs boueuses, à l’atmosphère lugubre et à la chaleur moite est montré dans sa version punk d’avant l’édification de la Trump Tower. Abbasi pose un regard désenchanté sur une ville gangrénée par le mal. Les skylines tanguent, soutenues tant bien que mal par d’innombrables échafaudages qui composent la réalité de la ville depuis toujours et la font ressembler à un château de cartes. Abbasi se faufile dans les impasses, derrière les portes closes des soirées privées pour faire le portrait grotesque d’une cour des miracles où l’on baise, trafique, et vole à tout-va.
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Morale de la win
Dans cette jungle urbaine, la morale n’est plus et les hommes sont ridicules. Au fur et à mesure des négociations que mène Trump pour construire sa tour, il se durcit, bombe le torse, insulte et exige. Abbasi ne verse à aucun moment dans la complaisance, ni à l’égard de son personnage, ni à l’égard du venin qu’il crache. Il n’épousera jamais le point de vue du futur président dont les moyens politiques favoris sont la violence et le mensonge, conformément aux règles établies par Cohn (attaquer, ne jamais admettre une faute, se déclarer toujours vainqueur). Cette brutalité est palpable dans le montage cut qui souligne les changements brusques de décision et les revirements de situation lorsque le film prend des allures de thriller. Elle se manifeste aussi par la caméra-épaule, comme si Abbasi était à l’affût d’une image choc. Nous voici chahutés, heurtés, soumis à un rythme effréné. La position est d’autant plus inconfortable qu’aucune facette du personnage ne nous sera dissimulée (ses obsessions sexuelles, son mépris pour ses proches) puisque toute sa vie est un outrage aux mœurs.
La relation de Roy et de Donald a façonné notre monde politique actuel dont la sauvagerie et la manipulation sont les principales caractéristiques. Plus profondément encore, Abbasi défend l’idée selon laquelle Trump n’est pas une aberration historique mais le produit d’un système abject. Il n’est ni un héros, ni un monstre, puisque les monstres n’existent pas. Il faudra s’en souvenir le 7 novembre prochain au lieu de crier à l’usurpation démocratique.
- The Apprentice, un film d’Ali Abbasi, avec Sebastian Stan, Jeremy Strong, Maria Bakalova. En salles le 9 octobre.
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