Entre le roman et l’autobiographie, entre Marseille, Paris et l’Italie, et entre entre cris du cœur et libération d’une parole longtemps tue, Une vieille colère de Sylvie Tanette fait se rejoindre la petite et la grande Histoire.
La vie de Sylvie Tanette aurait pu être toute tracée : une licence de lettres à la faculté d’Aix-Marseille, un mémoire sur Claude Simon puis, diplômes en poche, un poste de fonctionnaire à la clef. Pourtant « c’est là que quelque chose se brise ». Point de rupture ? On pourrait le penser. Mais à mesure que l’on tourne les pages de ce roman autobiographique, dans lequel pensées sociologiques, philosophiques et politiques se fondent dans la trajectoire individuelle de l’auteur – le destin confus de Sylvie Tanette apparaît bien plus complexe. Et dans l’ombre, rôde cette Vieille Colère qui ne disparaît pas.
Le parcours et les choix de vie de Sylvie Tanette ne s’imposent pas à elle. Elle prend seule ses décisions. L’auteur passe sa jeunesse dans les quartiers Nord de Marseille, proche de la mer, reflet de ce « continent liquide » dont l’un des rivages se situe à l’Estaque. Fille d’une famille d’immigrés italiens, Sylvie grandit dans les réunions de famille, là où « les Hommes font du bruit », dégustant les « pâtes de [sa] grand-mère maternelle », et admirant aussi cette myriade de cousins. Parmi eux, Bruno, incarcéré pour meurtre alors qu’elle est encore petite. Puis il y a « les années 70, […] les années 80 et tout le reste s’enchaîne ». Sylvie part habiter à Paris et ne revient plus à Marseille.
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Les raisons de son départ ne sont pas mentionnées ; tout simplement car Sylvie Tanette elle-même ne sait pas ce qui l’a poussée à rejoindre la capitale. De même, alors que sa carrière de critique littéraire lui permet désormais de vivre de sa passion, elle n’arrive pas à poser des mots sur son manque d’épanouissement.
Un nouveau point de bascule se manifeste lorsqu’elle apprend, en 2018, l’incarcération de son autre cousin, Frédéric. Elle « [lit et relit] l’article qui [la] renvoie loin en arrière ». Sans doute pour tenter de dissiper des pensées obsédantes, pour tenter de comprendre ce qu’elle n’avait jamais questionné, Sylvie Tanette repart alors pour la Cité phocéenne, souhaitant s’y immerger à nouveau pendant un mois.
Mais ce qui guide Sylvie Tanette, c’est peut-être d’abord cette Vieille colère qu’elle porte en elle, tellement enfouie qu’elle n’y pensait plus, tellement prégnante qu’elle ne s’en défait pourtant pas. À la recherche de réponses sur ses origines, Sylvie Tanette arrive dans un Marseille inchangé, retrouvant ses amis d’enfance ainsi que ses années d’errances à travers les quartiers excentrés de la cité. « J’ai commencé à écrire ce texte sans trop savoir » reconnaît-elle. Au hasard des rues, des rencontres, et des réminiscences, Sylvie Tanette se laisse emporter par ses souvenirs.
Sylvie Tanette nous fait entrer dans un dédale labyrinthique : à l’image des rues sinueuses de son ancien quartier, ses liens familiaux et sociaux s’entremêlent. « Il y a dans ce décor quelque chose d’immuable, et pourtant tout a l’étrange saveur d’un combat perpétuellement renouvelé ». Tandis que ses souvenirs, heureux et malheureux, refont surface, Sylvie Tanette tente d’ordonner quelque peu sa pensée. L’entreprise qu’elle se fixe – raconter son parcours à travers la destinée d’un quartier et d’une diaspora – prend donc quelque part la forme d’une synthèse.
N’étant pas une historienne, Sylvie Tanette ne parle pas de l”Histoire” mais bien de sa trajectoire individuelle, de sa colère. En effet, l’autrice retrace une époque et des mœurs qu’elle-même a connues, sinon éprouvées. Mais il est parfois difficile de distinguer ce qui relève d’une colère liée à sa famille, à sa vie, ou d’une colère plus générale, effleurant l’ensemble des rivages méditerranéens.
Finalement, le retour soudain de Sylvie Tanette dans la cité phocéenne s’interprète comme un acte de réconciliation avec elle-même et avec les siens. Sylvie Tanette retranscrit parfaitement sa recherche d’un passé erratique. Au travers de phrases courtes, d’un style naturel sinon familier, l’autrice recherche de l’écho dans ce cloître multiculturel marseillais. Le point de vue omniscient, nécessairement adopté pour cette ébauche autobiographique, nous fait osciller entre des moments de confessions, de dialogues et de retranscription de discussions de rue, « au bar des amis » ou bien « dans le bus », si bien que les questionnements existentiels finissent par passer au second plan. La terre de mélange brouille les pensées ; « J’étais venue à Marseille pour réfléchir à notre histoire commune, et finalement je n’ai réfléchi à rien ».
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Essentiellement humain
L’enquête de terrain de l’autrice, mêlée à ses souvenirs de jeunesse et ses lectures apparaissent alors comme autant de tentatives diverses de trouver « une explication ». Une forme de catharsis s’opère ici à mesure que Sylvie Tanette mélange sa destinée personnelle aux destinées plurielles de son environnement.
Sylvie Tanette se défend de peindre un tableau « sociologique » de ce qu’elle voit : mai 68, Marine Le Pen au second tour de la présidentielle, l’incarcération de ses cousins pour meurtre…Pourtant, tout dans son entreprise témoigne d’une étude des relations – familiales, amicales – des actions – pourquoi tuer ? pourquoi se révolter ? – et des représentations sociales. À ce sujet, Sylvie Tanette se questionne d’ailleurs tout haut : « Qui saura raconter le décor où mes cousins et moi nous avons grandi ? » Celui-ci est, pour l’auteure, absent de la « littérature française » et plus généralement occulté par une classe dominante désignée grossièrement – « tous pareils, une comédie parisienne ».
Paradoxalement pourtant, ces destinées opaques à la frontière de deux cultures, où marginalité et intégration se dissolvent, intriguent Sylvie Tanette.
Cette Vieille colère, impulsion première de ses recherches, ne lui aurait-elle pas finalement permis de se construire ? De développer, comme elle le souligne, une narration cohérente, au travers de ses autres romans qui semblent, à la lumière de ses (re)découvertes marseillaises, n’être que des cheminements introspectifs pour déceler un arbre généalogique bringuebalant ?
« Je suis Rital et je le reste »
Inlassablement ruminée, cette Vieille colère pousse aussi des airs nostalgiques.
« Bien sur qu’on aurait dû prendre le pouvoir » martèle Sylvie Tannette en évoquant la plaie encore béante que représente Mai 68. Les déceptions d’hier sont les regrets d’aujourd’hui. Finalement, la Vieille colère n’est jamais proche de l’insatiable ressassement ; des lendemains qui déchantent, d’un temps qui a continué à avancer, tout en laissant sur le côté nombre d’éternels perdants. Car derrière l’essai sociologique à bas bruits, Sylvie Tanette livre avant tout un récit vertement opposé à l’accélération du monde qui a fatalement délaissé ses « immigrés économiques ».
La colère personnelle de l’autrice rejoint ici celle plus générale d’une France qui se sent délaissée, maltraitée ; luttant hier pour sa survie ; se pliant aujourd’hui trop facilement aux desiderata d’un monde globalisé.
En faisant rejaillir ses souvenirs, Sylvie Tanette souligne toutes ces « nuits […] désormais englouties dans les souvenirs des gens du coin ». Sa colère semble procéder d’une amertume ; son mugissement est alors semblable à un cri du cœur qui aurait pour volonté de réveiller les consciences endormies, de sonner la reprise de la lutte ; d’apporter une lumière pour raviver la flamme d’une passion dévorante qui vivote.
Mais face à une existence matérialiste désormais installée dans les mœurs, que reste-t-il sinon des mots, pierres tombales des idéaux ?
- Une vieille colère, Sylvie Tanette, paru aux éditions Les Avrils, octobre 2024. 200 pages. 20€.
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