Jean-François Vernay, docteur en cryptozoologie, cette branche de la zoologie qui se penche volontiers sur le cas d’animaux inconnus, ou plutôt sur ceux « dont l’existence ne peut être prouvée de manière irréfutable », entreprend d’écrire à l’auteur de Ecrivains, éditeurs et autres animaux pour échanger confraternellement sur la découverte d’une nouvelle créature. Il s’agirait d’une espèce très proche d’Homo sapiens…
Cher Edouard Launet,
Je vous remercie infiniment d’avoir eu la gentillesse de m’avoir fait parvenir votre ouvrage, Ecrivains, éditeurs et autres animaux. À l’évidence, les éditions Flammarion cultivent un goût salutaire pour l’autodérision. Le service des douanes en Australie (où je réside actuellement) eût-il eu le moindre soupçon sur ce menu paquet qui dynamita le monde de l’édition avec autant de panache, que le livre ne me fût jamais parvenu. Pour reprendre les termes quelque peu cavaliers de mon jeune assistant, « c’est de la bombe ! ». Une bombe qui a l’efficacité de cette grenade « que Bernard-Henri avait ramenée de Tchétchénie pour amuser les filles du service de presse ». (22)
Vous n’êtes pas sans savoir que cela fait une quinzaine d’années que je me spécialise dans la cryptozoologie, et malgré tout vous parvenez encore à me surprendre. C’est une espèce inédite que vous nous dévoilez là sous toutes les coutures : caractéristiques de l’animal, biotope, rythme biologique, régime alimentaire jusqu’à l’excès. Je vous propose de nommer cette espèce : Homo germanopratinus.
Cette véritable mine d’informations aurait fait le bonheur des « Immortels » prompts à fleurir le dictionnaire de nouvelles entrées tous les vingt ans – Faut quand même pas pousser mémé, et surtout pépé, dans les orties ! –, n’était cette discourtoise habitude qu’a la Grande Faucheuse de les ravir de leur fauteuil avant qu’ils ne puissent en apprécier le confort : « Oui, la Mort rôde en ce funeste endroit où l’on entre rarement à l’âge des sucettes et des culottes courtes, au point que quarante fauteuils ne sont presque jamais occupés simultanément. Il y a toujours quelques vacances puisque, à peine a-t-on trouvé un gamin de soixante-dix ans pour remplacer un centenaire, il faut immédiatement recommencer. C’est lassant ». (50)
Dans ma chère et tendre contrée, il n’est hélas point d’éditeur et d’écrivain tels que ceux qui s’ébrouent à Saint-Germain-des-Prés et qui, comme vous le décrivez si justement, « mènent une vie relativement paisible dans un écosystème qui n’a guère changé depuis un siècle ». (9) Il faut certes éviter de les nourrir en dehors des repas, comme vous le précisez, de peur peut-être d’encourager leur tendance à manger à tous les râteliers : « les écrivains, éditeurs, attachées de presse et journalistes aiment à partager un déjeuner dans une mangeoire en vue. C’est, pour les uns comme pour les autres, une manière de marquer son territoire. C’est aussi une façon de profiter du providentiel système des notes de frais ». (13)
Mais, à y regarder de plus près, de subtiles nuances se dessinent en filigrane. Il y a bien cet écrivain indigent que vous évoquez, Charles-Hugues Bidule, qui crie misère « parce qu’il n’a pas trouvé son livre au Relais H de la gare de Dieppe » (29). Pauvre petite créature qui doit courir la France entière pour s’assurer de la disponibilité et visibilité de son livre qui lui vaudront peut-être un jour l’obole des lecteurs ! Au fond, notre ami Jean-Paul avait bien raison lorsqu’il avançait que « l’on ne paie pas l’écrivain : on le nourrit, bien ou mal selon les époques ».
Autre spécimen germanopratin, un peu plus féroce, mais facilement apprivoisable une fois repu : le critique littéraire ou membre d’un collège littéraire. De toute façon, les deux mangent à la même écuelle. Un petit Montrachet millésimé – autant ne pas bouder son plaisir dans des conditions de travail aussi pénibles – histoire de se rincer le gosier puis de faire glisser dans la panse le « vol-au-vent à la volaille et aux écrevisses chez Drouant » (117) et cette petite créature socialement structurée en hordes ira jusqu’à faire des risettes et courbettes à l’écrivain promu par l’éditeur.
Parler de sexe est inconvenant dans notre société très policée, on le sait, mais quand on s’appelle Michel Houellebecq, on devient vite le « grand romancier de l’amour » (66), selon l’analyse lumineuse de Renaud Donnedieu de Vabres. Mais il ne fallait pas s’arrêter en si bon chemin. Comment trouver les mots justes pour définir Houellebecq ? Houellebecq, c’est le chantre du romantisme élevé au plus haut degré de cette noble tradition ; le Casanova du peuple, que dis-je, de la France plus profonde que profonde ; le Gainsbarre du roman français ; le Jean-Pierre Bacri de la littérature érotique ; sinon le précurseur franchouillard de Fifty Shades of Grey. Cocorico ! Il suffit de voir à quel point, chez l’auteur de La Possibilité d’une île, les « deux portraits de femmes sont magnifiques, dans leur vérité douloureuse », dixit encore le ministre de la Culture et de la Communication (2004-2007), et de lire l’un des morceaux de bravoure que vous nous proposez, cher Edouard, pour se rendre compte que si « L’érotisme pourrait être l’art de bien cuisiner ses amours » (Sony Labou Transi), Houellebecq les a sans doute laissés un peu trop longtemps sur le feu : « Comme toutes les très jolies jeunes filles elle n’était au fond bonne qu’à baiser, et il aurait été stupide de l’employer à autre chose, de la voir autrement que comme un animal de luxe ». (67) L’érotisme semble être davantage le rayon (commercial, cela s’entend) du PDG des éditions du Vif Ecureuil – mammifère un chouïa primitif mais cocasse, passé maître dans l’art de la comparaison qui émoustille :
Côté lingerie, le « panier moyen » de la Française a été l’an dernier de 97 euros. Son budget livres est resté bien inférieur, et en baisse sensible qui plus est. La Française sort plus souvent de chez elle avec une culotte qu’avec un livre. Je sais que beaucoup d’hommes préféreraient que ce soit l’inverse, y compris dans cette maison où l’exigence intellectuelle n’a pas réussi à éradiquer une tendance à la grivoiserie. Mais les faits sont têtus. Notre production est désormais en concurrence frontale avec celle de la lingerie fine, et l’un des deux n’y survivra probablement pas. (25-6)
Je dois vous avouer, cher Edouard, que votre livre est tout simplement JU-BI-LA-TOIRE, d’autant plus que j’ai eu la faiblesse de céder à ma pente narcissique et de me reconnaître dans les traits de l’Homo germanopratinus que l’on croit volontiers en voie de disparition. Merci de l’avoir ressuscitée avec finesse et brio.
Avec mon profond respect,
Jean-François Vernay
Docteur en cryptozoologie.
Postscriptum :
Le 2 mai 2013, dans la section « Extensions de sens abusives » de leur site Internet, les académiciens ont lancé l’avertissement suivant :
« L’adjectif jubilatoire signifie « qui inspire, exprime, traduit la jubilation », c’est-à-dire une joie expansive, un contentement extrême et qui ne peut être contenu. Il s’agit, comme on disait naguère, d’un adjectif « de bon aloi », mais dont il convient de ne pas abuser. Or, depuis quelque temps, il est devenu un adjectif passe-partout pour nombre de critiques aux yeux desquels il semble ne plus exister de bons livres, de films réjouissants, de pièces que l’on prend un grand plaisir à voir, mais seulement des livres, des films et des pièces jubilatoires. Il n’est pas certain que cet adjectif soit aussi universel que tendent à le faire croire tous ces emplois ; doit-on se résigner à une telle pauvreté de langage alors que la langue ne manque pas de substituts plus précis ? »
Post-postscriptum :
Les esprits les plus étroits parleront de plagiat pour définir ce postscriptum, mais il ne s’agit, bien sûr, que de sampling littéraire. Il est également permis de voir dans ce post-postscriptum une mise-en-abyme du sampling littéraire.