Avec Les Nouveaux Seigneurs, Jean-Baptiste Forray, rédacteur en chef délégué de la Gazette des communes, dévoile les coulisses des battues luxueuses des ultra-riches réalisées dans des réserves naturelles solognotes, symbole des inégalités et des tensions entre pouvoir et privilèges. Une enquête qui interroge la domination et les dérives d’un capitalisme ostentatoire.
Cet ouvrage s’impose comme une radiographie saisissante et acerbe des pratiques élitistes en Sologne, une zone transformée en royaume exclusif pour les ultra-riches venus du monde entier. À travers une écriture mordante, l’auteur met en lumière les excès et les contradictions de ce microcosme, révélant comment la chasse, à l’origine une tradition paysanne puis aristocratique, est devenue le théâtre d’une démesure capitaliste.
Une pratique bien ancrée depuis des décennies, puisque pendant les Trente Glorieuses, les dirigeants français profitaient même d’avantages fiscaux pour financer leurs domaines et leurs chasses en utilisant les frais généraux des entreprises. Ces scènes, presque cinématographiques, captent l’attention par leur absurdité. Forray, excelle à exposer les excès des grandes fortunes et industriels : ils troquent leurs bureaux climatisés pour la boue et le froid, poursuivant cerfs et sangliers dans les bois giboyeux de Sologne, ou partent traquer le grand koudou en Afrique australe à bord de motoneiges et d’hélicoptères. Ils comparent leurs proies selon les critères du Safari Club International.
L’auteur décrit comment la « porno-chasse », d’abord une pratique royale, est devenue un symbole de domination. Au temps de François Ier, seul le roi avait le droit de tuer un cerf, incarnant ainsi le pouvoir absolu. Aujourd’hui, les salles des trophées, remplies d’animaux rares, témoignent de cette folie ostentatoire et du défi lancé aux « petits calibres ». Les tarifs des chasses internationales, comme les 120 000 euros pour traquer un markhor au Tadjikistan ou les 10 000 euros pour tuer un ours en Roumanie, illustrent l’absurdité de cette quête.
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Les coulisses d’une Sologne privatisée
Le livre ne se limite pas à la caricature de la fine fleur de la chasse VIP. Il s’interroge sur cet instinct primaire, presque atavique, qui pousse des hommes d’affaires et politiciens à renouer avec une tradition vieille de plusieurs siècles, où la chasse est autant un loisir qu’un marqueur de puissance.
Là où l’œuvre se démarque, c’est dans sa capacité à situer la Sologne au carrefour de problématiques contemporaines : écologie et mémoire. L’auteur des Barons dépeint un territoire où se confrontent héritages paysans, patrimoine aristocratique et dynamiques capitalistes modernes. Les anecdotes qui parsèment l’histoire de cette contrée témoignent de l’importance symbolique de ces pratiques dans les cercles de pouvoir.
Là où l’œuvre se démarque, c’est dans sa capacité à situer la Sologne au carrefour de problématiques contemporaines : écologie et mémoire.
Forray explore comment des figures politiques comme Gérald Darmanin, Marc Fesneau ou François Baroin trouvent dans cette activité un terrain de sociabilité et de stratégie. À Chambord, ce temple de la chasse présidentielle, des anecdotes savoureuses abondent : les virées nocturnes de Valéry Giscard d’Estaing, l’hommage curieux rendu par Emmanuel Macron au gibier abattu, ou encore la logistique démesurée mobilisée afin de satisfaire les caprices des puissants. Ces récits révèlent la Sologne comme un bastion des exclusivités, un territoire de 500 000 hectares et 3 000 étangs, partagé entre forêts privées et quelque 400 châteaux où riches et influents s’adonnent à des battues réglées avec un cérémonial empreint de faste monarchique.
Aux abords du domaine du Grand Meaulnes, on croise également la crème du business français : les frères Bouygues, bâtisseurs de tours et d’antennes ; les frères Seydoux, papes du cinéma hexagonal ; les frères Wertheimer, propriétaires de Chanel ; les frères Bich, empereurs du Bic. La chasse, après tout, c’est souvent une histoire de famille. Mais pas que : Claude Bébéar vient y traquer aussi, de même que l’incontournable Olivier Dassault jusqu’en 2021.
L’affaire Prologis à Salbris devient une représentation parfaite de la France d’aujourd’hui : un pays qui hésite entre bulldozers et châteaux, entre Jean-Pierre Albertini, maire MoDem prêt à sacrifier la tranquillité pour sauver une ville exsangue, et les Plée, propriétaires terriens accrochés à leurs hectares comme des hobereaux du XIXᵉ siècle. On découvre Salbris, ancienne terre d’obus et de missiles, laissée en ruine après la chute de Giat Industries, où la promesse de 600 emplois ne fait qu’attiser les rancœurs.
La plume comme fusil : Forray tire à vue
« Ces top managers se retrouvent dans les petits matins glacés, prêts à affronter toutes les intempéries pourvu qu’un chevreuil ou un sanglier se présente à eux. Quelle force mystérieuse pousse ces virtuoses de la rationalité, ces machines à fabriquer du retour sur investissement, à perdre toute réserve dès qu’un faisan s’envole au-dessus de leur tête ? », peut-on lire.
La métaphore du « Saint-Tropez-sous-Bois » est particulièrement parlante
Le journaliste possède une plume vive et imagée, notamment lorsqu’il décrit les battues présidentielles ou les escapades africaines des nouveaux riches. La métaphore du « Saint-Tropez-sous-Bois » est particulièrement parlante pour souligner l’absurdité d’une élite qui consomme la Sologne sans jamais s’y enraciner. La simplicité des détails et le ton mesuré rendent la lecture fluide et accessible, sans risquer de perdre le lecteur, même celui qui n’est pas familier avec les subtilités du monde de la chasse ou de l’économie de la région.
Jean-Baptiste Forray signe une œuvre percutante, qui va au-delà d’un simple réquisitoire contre les excès des ultra-riches, mêlant enquête journalistique et réflexion sociologique. Le livre brille par son style et la profondeur de ses observations ; il offre un témoignage essentiel sur une France où la chasse, pratique d’hédonisme et de privilèges, révèle les fractures sociales. Un livre à lire dans l’optique de comprendre une facette peu reluisante du luxe à la française.
- Les Nouveaux Seigneurs, Jean-Baptiste Forray, Les arènes, 2024.
- Crédit photo : DR
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