Slimane Rezki est auteur, traducteur, conférencier. Diplômé de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en sciences religieuses et fin connaisseur de l’Islam soufi, ce spécialiste de l’oeuvre de René Guénon compose une trilogie consacrée au fond comme aux contours de la pensée de ce métaphysicien inclassable. Son deuxième tome, intitulé René Guénon : L’oeuvre. Le sens de la primordialité, traite entre autres de la réception des idées guénoniennes. C’est pour Zone Critique l’occasion d’évoquer les liens entre cet auteur au caractère « diaphane » et les traditions d’Extrême-Orient.
Zone Critique : Dans son Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Guénon opère des séparations dans le monde oriental. Le Japon, qui est pourtant un réceptacle des grandes spiritualités extrêmes-orientales (Zen, Terre Pure, Shingon…) et qui a une religion propre, le Shinto, en est exclu. Pouvez-vous nous parler des rapports entre Guénon et les religions japonaises ? Pourquoi une telle exclusion du monde oriental ?
Slimane Rezki : Guénon avait un regard assez sévère sur le Japon actuel. Conscient qu’un Zen authentiquement traditionnel s’était maintenu, il restait conscient également que « chez les représentants de certaines branches du Bouddhisme japonais contemporain, le « modernisme » sévit fâcheusement, mais nous voulons croire pourtant qu’il n’en est ainsi que dans les écoles les plus exotériques ». Le Shinto nous dit Guénon est comparable au Confucianisme en Chine et s’occupe de la sphère exotérique. Ce qu’il précisera en évoquant le fantasme européen du fameux « péril jaune » en disant : « Mais, objectera-t-on, il n’y a pas que les Chinois, il y a aussi les Japonais, qui, eux, sont bien un peuple guerrier ; cela est vrai, mais d’abord les Japonais, issus d’un mélange où dominent les éléments malais, n’appartiennent pas véritablement à la race jaune, et par conséquent leur tradition a forcément un caractère différent. Si le Japon a maintenant l’ambition d’exercer son hégémonie sur l’Asie tout entière et de l’« organiser » à sa façon, c’est précisément parce que le Shintoïsme, tradition qui, à bien des égards, diffère profondément du Taoïsme chinois et qui accorde une grande importance aux rites guerriers, est entré en contact avec le nationalisme, emprunté naturellement à l’Occident – car les Japonais ont toujours excellé comme imitateurs – et s’est changé en un impérialisme tout à fait semblable à ce que l’on peut voir dans d’autres pays. Toutefois, si les Japonais s’engagent dans une pareille entreprise, ils rencontreront tout autant de résistance que les peuples européens, et peut-être même davantage encore. En effet, les Chinois n’éprouvent pour personne la même hostilité que pour les Japonais, sans doute parce que ceux-ci, étant leurs voisins, leur semblent particulièrement dangereux ; ils les redoutent, comme un homme qui aime sa tranquillité redoute tout ce qui menace de la troubler, et surtout ils les méprisent. C’est seulement au Japon que le prétendu « progrès » occidental a été accueilli avec un empressement d’autant plus grand qu’on croit pouvoir le faire servir à réaliser cette ambition dont nous parlions tout à l’heure ». Ces passages montrent que pour Guénon, le Japon, même si un certain ésotérisme pouvait encore y survivre, n’avait pas la portée du Taoïsme chinois et demeurait empreint d’une influence occidentale nuisible.
Le rapport entre René Guénon et le bouddhisme semble compliqué et ambigu, teinté de revirements. On sait également que Guénon critiquait Schopenhauer, auteur déterminant dans la mésinterprétation du monde oriental en Occident. Que pensait finalement Guénon du bouddhisme comme voie d’accès à la Tradition primordiale ?
Guénon a eu une première position tranchée qu’il exprima dès ses premiers écrits, mais qu’il revit suite aux échanges qu’il eut notamment avec Coomaraswamy et Mircéa Eliade. Sans changer vraiment d’avis il minora sa première position et apporta quelques bémols à sa formulation comme le traduit ce passage de la Crise du monde moderne de la première édition qu’il reformula en 1946 donc quasiment vingt ans plus tard. Il note dans l’édition de 1927 : «Par contre, dans l’Inde, on vit naître alors le Bouddhisme, c’est-à-dire une révolte contre l’esprit traditionnel, allant jusqu’à la négation de toute autorité, jusqu’à une véritable anarchie, au sens étymologique d’« absence de principe », dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre social ». Dans l’édition de 1946 du même ouvrage, René Guénon écrit : « Dans l’Inde, on vit naître alors le Bouddhisme, qui, quel qu’ait été d’ailleurs son caractère originel, devait aboutir, au contraire, tout au moins dans certaines de ses branches, à une révolte contre l’esprit traditionnel, allant jusqu’à la négation de toute autorité, jusqu’à une véritable anarchie, au sens étymologique d’« absence de principe », dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre social ». C’est sur ce caractère originel que Guénon rajoute une annotation intéressante dans la même édition : « La question du Bouddhisme est, en réalité, loin d’être aussi simple que pourrait le donner à penser ce bref aperçu ; et il est intéressant de noter que, si les Hindous, au point de vue de leur propre tradition, ont toujours condamné les Bouddhistes, beaucoup d’entre eux n’en professent pas moins un grand respect pour le Bouddha lui-même, quelques-uns allant même jusqu’à voir en lui le neuvième Avatâra, tandis que d’autres identifient celui-ci avec le Christ. D’autre part, en ce qui concerne le Bouddhisme tel qu’il est connu aujourd’hui, il faut avoir bien soin de distinguer entre ses deux formes du Mahâyâna et du Hînayâna ou du « Grand Véhicule » et du « Petit Véhicule » ; d’une façon générale, on peut dire que le Bouddhisme hors de l’Inde diffère notablement de sa forme indienne originelle, qui commença à perdre rapidement du terrain après la mort d’Ashoka et disparut complètement quelques siècles plus tard. »
Les enseignements touchant au taoïsme sont égrainés dans divers écrits de Guénon, et l’on peut voir des références comme le Tcheou-li, les enseignements de Tchouang-Tseu ou encore des observations assez fines sur la civilisation chinoise. Sur le plan exotérique, le taoïsme semble pourtant être à l’inverse du système solide des castes indiennes, se voulant plus libertaire et nomade. Comment Guénon aborde-t-il la pensée taoïste ?
Sur le plan exotérique, Guénon relevait que le chinois a une faculté d’adaptation due à la constitution même de sa tradition qui porte beaucoup moins d’importance aux modalités du vécu.
La mentalité chinoise est très différente de la mentalité occidentale. Sur le plan exotérique, Guénon relevait que le chinois a une faculté d’adaptation due à la constitution même de sa tradition qui porte beaucoup moins d’importance aux modalités du vécu. En revanche, concernant le taoïsme, Guénon explique que la doctrine ancienne était incomprise parce que purement métaphysique, elle devait donc être reformulée. Il prend l’exemple de l’époque de Fo Hi et parle d’adaptation à un temps et à une mentalité. Sur le fond, le taoïsme a toujours été envisagé comme une expression de la Tradition primordiale. Cependant, il était conscient, là encore, que, dans les conditions actuelles, l’accès à cette dimension initiatique et métaphysique de la Tradition chinoise n’était possible qu’à une élite.
Les grands lecteurs de Guénon se sont souvent tournés vers l’Islam ou, plus minoritairement, vers le christianisme. Quel est l’héritage de Guénon en matière de voies Extrême-Orientales ?
Si certaines vocations naissantes de la lecture de l’œuvre de Guénon se sont tournées vers des voies plus orientales, c’est surtout vers l’Inde. J’ai pu rencontrer certaines personnes ayant adhéré à des voies Bouddhistes, mais très peu. Quelques autres amis se sont également rendus en Chine quelques années à la recherche de voies Taoïstes, mais là encore avec beaucoup de difficultés. Dans tous les cas de figure, les postulants à ces voies furent peu nombreux. On sait les réserves que Guénon émettait à propos de ces voies tout en reconnaissant que des centres réguliers existaient encore. L’adaptation des occidentaux à des voies purement orientales est, et Guénon s’est suffisamment exprimé à ce sujet, très difficile et exceptionnelle.
Pouvez-vous nous parler de la réception de Guénon chez Julius Evola au niveau religieux, auteur qui fût quelque peu fasciné par le bouddhisme et qui considérait le Zen comme une voie primordiale au sein du bouddhisme ?
Guénon eu de nombreux points de désaccord avec Evola. Il tenta de rectifier certaines de ses compréhensions et orientations, mais sans grand succès. Guénon fit un compte-rendu d’ouvrage d’Evola sur la notion de race avec laquelle il était en divergence totale, expliquant que ce dernier confondait les notions de race et de caste. Leur conception du christianisme fut également divergente, Guénon envisageant une voie sacerdotale et Evola une voie chevaleresque. Sur le rôle de l’Orient, Evola privilégiera parfois des points de vue s’opposant à la vision guénonienne comme ceux de Steiner, Erkraft ou encore Keyserling.
Dans une lettre de Takehiko Kojima envoyée à Heidegger, on peut lire que « ce monde totalement européanisé à l’extérieur de l’Europe suit le chemin d’une déshumanité d’une manière beaucoup plus insouciante que sa mère l’Europe elle-même ». Au regard de la capacité de plus en plus limitée du monde oriental à aujourd’hui faire rempart à la modernité, l’Occident n’est-il pas paradoxalement une terre féconde à un retour patient vers la Tradition ? Quel est votre sentiment sur la capacité de l’Occident à revenir pacifiquement vers son axe traditionnel ?
Guénon fut aussi conscient de la dégénérescence de l’Orient en indiquant qu’à la différence de l’Occident il y demeurait de réelles possibilités initiatiques.
C’est une question très délicate car à la lecture de Guénon on pourrait penser qu’il condamne l’Occident et que rien n’y subsiste. Or, après une lecture plus approfondie et une étude de sa vie, des questions restent posées. Le fait que Guénon naisse en France et que son œuvre soit en français est une indication lourde de sens. Lui-même dans son livre Orient et Occident appelait à la formation d’une élite occidentale abreuvée à la sagesse orientale. Ce besoin de l’Orient a d’ailleurs posé beaucoup de problèmes aux occidentaux notamment chrétiens. C’est pour cela que certains devinrent maçons et d’autres musulmans. Guénon fut aussi conscient de la dégénérescence de l’Orient en indiquant qu’à la différence de l’Occident il y demeurait de réelles possibilités initiatiques. Il lui sembla important de favoriser la constitution d’un ou plusieurs centres initiatiques en Occident ; est-ce dans cette perspective que le renouveau se passera en Occident ?
Bibliographie :
– René Guénon : L’homme. Le sens de la Vérité (I), Slimane Rezki.
– René Guénon : L’oeuvre. Le sens de la primordialité (II), Slimane Rezki