Encouragée par Félix Guattari, Dominique Dou a commencé à écrire (l’hiver surtout si on l’en croit) en déshérence, sans chercher à publier. Elle ose la véritable action poétique, et celle-ci en devient presque philosophique. Son dernier recueil de poème, Sentinelle, a été préfacé par Bernard Stiegler.
Dominique Dou a été découverte en 2008 grâce à Dumerchez qui publia son premier livre L’énergie de l’erreur. Il fut suivi d’un texte important “Dans le mordre” que préfaça – et c’est une référence – Jean-Pierre Faye. Avec Sentinelle et ses prolégomènes (“Carnets”) la créatrice pousse plus loin la pénétration dans ce que Bernard Stiegler précise en sa préface : “l’épreuve de l’Anthropocène”. Et ce au moment où l’individu entre en “mutation”. Ce mot reste ici le vocable clé de Dominique Dou. Elle tente de le définir selon plusieurs entrées. On en retiendra une : « la mutation c’est m’obliger à / la réaction immédiate à / la ligne droite / mais / le biais est la richesse ». Et la poétesse d’ajouter : « j’ai quelque chose en moi pour vous : tout / souvenir brûle le moi qui cherche / ne trouvera – / pas de limite – /que jamais n’avoir le dernier mot compte / mais /le premier : écoute qui m’écoute ».
Le rêve d’écrire
La mutation devient la « fiction » du poème, elle permet d’aller dans ce qui ne se pense pas encore afin de soulever le virtuel, de « laver le miroir » et d’oser le passage hors les frontières de ce que trop de pseudo poètes laissent entendre. Ce qui ne revient pas à renier ceux qui ont fait bouger le langage : Ingeborg Bachmann, Celan par exemple, « sous la fanatique couverture de Proust venu trop tôt » écrit Dominique Dou. Elle dévore le monde de l’entre-deux rives que représente le présent pour ouvrir à ce que l’on ne dit pas. Pour preuve et depuis l’âge de 15 ans ses « Carnets » contiennent une suite de « cryptogrammes » où le rêve d’écrire est tout sauf la forgerie d’une écriture de rêve. Refusant d’être étouffée, étranglée dans le chaos des affects, l’auteur se fraye un chemin au sein même de l’histoire d’hier et de demain.
La lecture d’ A La Recherche du temps perdu n’y est pas pour rien. La poétesse y découvre une écriture non seulement contemporaine mais une projection. Et dans Sentinelle, elle met en scène la perte, le morcellement. Cherchant de nouveaux moyens, elle explore la poésie brutalement comme pour éloigner la langue toute faite et approcher la mémoire du corps. L’entreprise est périlleuse est peut entraîner une certaine incompréhension de ceux qui se contentent de l’écriture de soi – même si celle-là ne parvient jamais à dénouer l’écheveau de l’Histoire.
Refusant d’être étouffée, étranglée dans le chaos des affects, l’auteur se fraye un chemin au sein même de l’histoire d’hier et de demain.
Les Carnets présentés ici deviennent l’esquisse de ce qui devient flux et rythme d’une « dévotion » à la révolte dans l’écriture de Sentinelle. Comme son nom l’indique, celle-ci devient la veilleuse active qui refuse les lignes de fuite. Son effort pour trouver du sens dénude la pulsion du non-sens. De manière incessante au sein des fragments la poétessse refuse de se contenter de l’évènementiel sourdement organisé pour capter l’attention des peuples. Face à ce« mur », la voix de l’auteure éclate, devient musique, rythme. La poésie en saisit les scansions dans sa fulgurance.
Celle qui a travaillé (aussi) la puissance des images, poursuit une avancée erratique. Refusant le mutisme social et historique, le poème devient provocation – mais en rien de surface. La langue « seule » agit et se déplace comme en un combat invisible. Il s’impose grâce à un texte-cri proféré crescendo. Celui-ci scande la lente érection du corps pour une montée orgasmique de la vie face au crime. L’auteur tente d’en venir à bout et son poème devient le lieu de l’expérience de l’Histoire mais aussi la mémoire comme l’anticipation de ce lieu.
Dominique Dou tisse le texte dans les blancs de la parole. Celle-ci se dresse entre le « ça ne se dit pas » des magistraux linguistes et le « si tu cries, je t’étrangle » des potentats violeurs qui écrasent le désir. L’auteur prend donc en compte le monde. Il devient le tremplin d’une écriture. Elle esquisse une anamnèse. Sentinelle s’offre en conséquence comme une partition où d’autres voix tues de communautés du silence révèleraient un texte en expansion. Sentinelle et ses Carnets connexes deviennent l’opéra intérieur face aux opérations que les compositeurs de l’Histoire confisquent. Face à eux la poétesse propose son « rendez-vous » : ce n’est en rien une reddition mais une révolution en marche avec une formidable émotion et une portée aussi viscérale que symbolique.
- Dominique Dou, Sentinelle, poème précédé des Carnets, Préface de Bernard Stiegler, L’or des fous éditeur, Paris, 104 p., 18 E