Sautière : Un barrage contre l’oubli

En huit livres aussi marquants que discrets (notamment Fragmentation d’un lieu commun, Nullipare ou encore Mort d’un cheval dans les bras de sa mère), Jane Sautière a tracé dans la littérature française une ligne claire, faite de mélancolie et de radicalité formelle, contre la narration romanesque dominante.

Son dernier ouvrage aux éditions Verticales, Corps flottants, revisite son adolescence d’expatriée au Cambodge, sous forme d’un journal intime, somme de souvenirs arrachés à l’oubli.

Les vestiges de la mémoire

Comme un symbole, le récit s’ouvre sur l’apparition de « corps flottants » dans le champs de vision de Jane Sautière, puisqu’il s’agit d’elle et de sa mémoire. Avec elle, nous apprenons que c’est ainsi que l’on nomme ce trouble de la vue que nous connaissons bien, ces petites mouches volantes qui s’enfuient quand on essaie de les regarder, ombres insaisissables et pourtant bien présentes, des « fragments de l’enveloppe du vitré » qui projettent leur ombre sur la rétine.

Et à l’image des premières lignes, tout ici est question de lutte entre l’obscurité de la mémoire qui fait défaut et la lumière des souvenirs qui surgissent sans prévenir.

Ouvrir les yeux sur une époque révolue et effacée demande beaucoup d’efforts, mais il suffit parfois d’un déclic pour que les vannes s’ouvrent d’elles-mêmes sur le flot continu du passé – ici le déclic n’est autre qu’un bateau électrique entre la Villette et le carrefour d’Aubervilliers. La disparition des souvenirs est vécue – non sans une certaine honte – comme une faillite de la mémoire : « Je ne doute pas de mon oubli, qui reste donc, finalement, un point stable dans le vertige permanent. »

Avec Sautière, on s’aperçoit que si la mémoire est avant tout mémoire du corps, charnelle et sensuelle,

Alors on se raccroche à ce qu’on peut, des bribes de sensations comme autant de persistances rétiniennes. Avec Sautière, on s’aperçoit que si la mémoire est avant tout mémoire du corps, charnelle et sensuelle, l’absence de souvenirs témoigne quant à elle d’un manque d’attention au moment présent, une certaine absence au monde qui nous entoure, une absence originelle qu’on ne peut jamais rattraper.

Réminiscences en chaîne

En s’immergeant pleinement dans la fin des années soixante à Phnom Penh, l’auteure se souvient de son père, agent d’ambassade pour ne pas dire de renseignement, qui les a prises dans ses bagages, elle et sa mère, de l’Iran au Cambodge, mais les a laissées en France pour partir en Algérie, enfin. Elle raconte aussi l’histoire de sa mère, de son premier mariage avec un tuberculeux qui lui a donné un enfant mort en bas âge. Elle relate enfin la rencontre entre ses parents, le coup de foudre et la métamorphose, la vie domestique et le changement de statut social.

Dans cet ouvrage court – qu’on lit d’une traite, par pure curiosité pour la vie d’une jeune fille dans ce bout de France au bout du monde, et pour les étranges échos que l’on peut trouver à sa propre vie, fût-elle bien éloignée, différente en tout point de la sienne – se nichent des questions universelles.

Où prend-on naissance quand on voit le jour à Téhéran et qu’on grandit à Phnom Penh ?

Il y a la question de ce qu’est une patrie dans les bouleversements du siècle dernier : où prend-on naissance quand on voit le jour à Téhéran et qu’on grandit à Phnom Penh ? « Parfois je me demande s’il reste des ailleurs absolus aujourd’hui. » Il y a aussi la question de l’héritage, non pas matériel, mais des sentiments. Peut-on ressentir la honte de ses aïeux, comme un legs, un patrimoine ? Il y a, enfin, la question de la position sociale, de la lutte des classe et du statut d’expatrié dans une colonie lointaine, « les petits Blancs, jusqu’à la caricature » qu’on retrouve derrière les émois d’Emmanuelle.

Et puis soudain, les souvenirs remontent, et on découvre ces lignes magnifiques, sur ce pays lointain qu’on éprouve, sur cet éden à la chaleur moite qu’on ressent dans sa chair, et sur « l’abêtissement de la touffeur » qui manque subitement quand on rentre à Paris : « Car ici, tout est esprit, peuplement par la nuée, la migration des éléments, le fluide et l’instable, et pourtant forces irrépressibles. » On pense aux ombres chinoises sur les murs de la chambre de M. Quentin et à ses nuits hantées par les souvenirs du Tonkin dans Un Singe en hiver.

De ses années abandonnées à l’exotisme érotique du bout du monde, Sautière se souvient des premières piqûres de moustique, des premières cigarettes, et des premières amours.

Parmi ce flot de souvenirs, il est bien difficile de distinguer les originaux, vécus en tant que tels et inscrits d’eux-mêmes dans la mémoire, et les copies frauduleuses, fruits d’une mémoire factice, ersatz d’anecdotes entendues, de photos retrouvées, de lieux-communs appliqués à sa propre vie.

Les racines du mal

Sautière n’élude pas la stupeur de découvrir après coup ce qui s’est passé quand les Français ont quitté l’Indochine […] dans un pays où tout n’est qu’excès, de saveur comme de douleur.

Des années après la mort de ses parents et de son mari rencontré là-bas, et dont l’amour n’a pas survécu au retour sous la grisaille parisienne, Sautière nous rappelle qu’« être survivant est aussi un don » à ne pas gâcher. Oui, avec Sautière, nous sommes tous survivants de quelque chose, même si on le réalise très tard. Sautière n’élude pas la stupeur de découvrir après coup ce qui s’est passé quand les Français ont quitté l’Indochine, de la guerre du Vietnam qui remonte le Mékong aux crimes abominables des Khmers rouges, les horreurs de la guerre, l’agent orange et les milliers de tonnes de bombes lâchées sur le Cambodge, les tragédies des camps et les génocides inintelligibles, dans un pays où tout n’est qu’excès, de saveur comme de douleur.

Tout comme les barricades parisiennes de Mai 68 ont pu sembler bien abstraites à dix mille kilomètres de Paris, comment ne pas détourner le regard quand on apprend les atrocités qui se déroulent là où on a appris à devenir qui on est ? Alors, à l’évocation des horreurs que l’homme peut infliger à l’homme, surgit en nous la question lancinante : et si l’oubli était en réalité nécessaire, pour ne pas encombrer sa vie des cadavres du passé ? L’absence de mémoire n’est pas seulement une absence au monde : l’oubli est nécessaire à la vie.

Puisque la filiation avec Duras et son Barrage contre le Pacifique est assumée et revendiquée (« Je suis ombiliquement liée à ce livre »), on peut dire sans risquer le malentendu que l’écriture n’est pour Jane Sautière qu’un barrage contre l’amnésie – est c’est déjà beaucoup.

Crédit photo : © Francesca Mantovani/Gallimard


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