Comment parler de maternité, de désir, de domination et de pouvoir aujourd’hui ? Sarah Haidar y parvient grâce à l’utilisation d’une violence stylistique qui rend chaque phrase aussi tranchante qu’un scalpel. L’écriture clinique s’attaque alors aux représentations convenues de la féminité et du corps, transformant l’œuvre elle-même en une dissection de la condition féminine prise dans un réseau de contraintes biologiques, sociales et politiques. Plus qu’une critique sociale, Aménorrhée fait exploser les discours normatifs en exposant ce qu’ils cherchent à masquer.

Aménorrhée expose une voix narrative pleine de courage et qui fait preuve de revendication, qu’elle soit biologique, sociale ou politique. En effet, le roman suit une narratrice confrontée à une maternité imposée dans un monde où l’avortement est criminalisé et où le corps féminin est un territoire de surveillance et de contrôle. Le texte fonctionne ainsi par éclats, alternant introspection crue, scènes de dépossession et moments de résistance : la révolte ne passe ni par le langage ni par la violence traditionnelle, mais par une exposition radicale du corps. L’écriture clinique devient presque hallucinée et dissèque sans compromis la maternité, le désir et la domination, faisant du texte une attaque contre les illusions imposées par l’ordre social.
Le corps féminin, possédé dépossédé
L’incipit s’ouvre sur l’histoire d’une voix qui constate une transformation imposée, une maternité inévitable dictée par un système qui interdit toute possibilité d’avortement : “Je m’attribuais une morphologie interne au-delà du pensable et me pensais particule virale pour que la vie puisse batifoler hors du sens commun.” La maternité est vécue comme une contamination, une présence intrusive qui nie toute individualité. Ce qui devrait être un accomplissement apparaît comme une dérive, un mouvement hors de soi, une réduction à un corps destiné à porter, nourrir et enfanter. La narratrice pourtant refuse ce rôle et l’ordre biologique se heurte à une conscience qui refuse de se plier à l’ordre établi La possibilité de l’infanticide s’installe ainsi : “Quelques centimètres de plus, une maladresse, un geste involontaire, un accident est vite arrivé…” La phrase n’est pas restitution d’un fantasme morbide, mais l’expression d’une révolte contre l’assignation maternelle, contre un corps qui échappe à sa volonté propre.
Cette résistance s’exprime face à toutes les injonctions qui entourent la maternité. “Tu dois être la femme la plus heureuse sur terre !” Le bonheur maternel obligatoire est imposé comme une évidence, un principe indiscutable. Le texte démonte cette fiction par le ressenti brut de la narratrice, qui voit son corps comme un espace d’aliénation. N’étant ni refuge ni plénitude, la maternité devient une assignation sociale, un rôle joué sous contrainte.
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Le désir comme territoire de domination
Le corps n’appartient jamais totalement à celle qui l’habite car est une possession partagée entre les attentes sociales et les rapports de force. La sexualité, qui ne peut donc plus être lieu d’épanouissement, est vécue comme une scène où se rejouent le pouvoir et l’humiliation. “Le sexe n’est pas le plaisir, c’est le mépris !” La phrase claque, brutale, dénuée d’ambiguïté. L’imaginaire romantique est ainsi mis de côté, puisque la relation physique est perçue comme un acte où l’un impose et l’autre subit. Cette vision s’incarne dans des scènes où la narratrice exprime une lucidité impitoyable sur les dynamiques de domination. “Pris dans un double délire du sauveur et du pervers sexuel, vaniteux et trop obnubilés par leur gland.” Les figures masculines oscillent entre la posture du protecteur et celle du prédateur, sans jamais renoncer au contrôle qui leur semble inhérent. Même ceux qui se disent “déconstruits” reproduisent les structures qu’ils prétendent rejeter.
Le regard porté sur la sexualité est cinglant : “J’avais seize ans quand l’un de ces bossus édentés que je fréquentais religieusement a oublié son foutre en moi.” La phrase coupe court à toute tentative de réinterprétation : l’expérience sexuelle n’est pas un éveil, mais une dépossession, un moment subi dont la narratrice ne retient qu’un fait qui est l’irresponsabilité masculine et ses conséquences irréversibles pour la femme.
“Le corps n’appartient jamais totalement à celle qui l’habite car est une possession partagée entre les attentes sociales et les rapports de force.”
L’avortement : un acte de survie face à un monde répressif
Dans un système où la maternité est une obligation, l’avortement devient un acte clandestin, un défi contre l’ordre établi. L’oeuvre décrit une société où l’avortement a été criminalisé par un pouvoir en place qui a renforcé son emprise sur les corps féminins : cette interdiction a été imposée progressivement, transformant une liberté individuelle en un crime d’Etat.
La rencontre entre la narratrice et l’avorteuse est marquée par une tension extrême. “L’hospitalisation entraîne systématiquement une déclaration à la police.” L’État veille à ce qu’aucune femme ne puisse revendiquer le droit de disposer de son corps.
L’acte lui-même est décrit froidement : “Malgré le sédatif, j’entendais le bruit métallique de ses outils, je percevais même le clapotis visqueux d’une chair démembrée.” L’écriture reproduit la réalité du vécu : l’avortement est une réalité physique, une intervention qui impose une confrontation avec le corps dans sa matérialité la plus crue. Dans ce monde où tout est sous surveillance, la répression ne s’arrête évidemment pas aux figures d’autorité visibles ; l’entourage joue aussi son rôle : “Les sermons auxquels j’ai eu droit quand j’ai osé évoquer, brièvement certes, mon impensable tourment.” L’injonction sociale punit celles qui osent exprimer un malaise face à la maternité et l’idée même qu’une femme puisse regretter ou refuser son rôle est un tabou absolu.
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La révolte et la saturation de la violence
Le texte atteint son point culminant lorsque les femmes, refusant l’ordre établi, transforment leur vulnérabilité en une force subversive. “Elles s’abattent sur le boulevard, nues et saignantes ; sans un cri, sans un slogan, les seins pointés contre la horde soldatesque totalement sidérée.” Ce n’est pas une manifestation classique. Il n’y a ni revendications affichées ni slogans scandés. L’exposition radicale du corps devient le langage de la révolte.
Face à cette scène, le pouvoir vacille. “Maman, pourquoi ils ne tirent pas ?” L’enfant, dans son innocence, pose la question que tout le système répressif tente d’ignorer. Si la violence masculine est omniprésente, elle ne sait pas toujours comment réagir lorsqu’elle est confrontée à ce qu’elle cherche à discipliner sans relâche. La réponse est donnée : “Ils vont tirer, chérie, mais ils n’auront pas assez de balles pour tout le monde…” Le pouvoir est dépassé par sa propre brutalité. La répression atteint ses limites non pas parce que la révolte triomphe, mais parce qu’il y a trop de corps à abattre, trop de refus pour être contenus.
“Le pouvoir est dépassé par sa propre brutalité.”
Sarah Haidar écrit donc un roman de mise à nu, conditionné pour révéler la tension permanente entre ce que la société impose et ce que le corps endure. Pour ce faire, l’écriture entre en collision avec le réel : la vision de la maternité est radicale, tout comme celle du désir, du pouvoir, qui prouvent que la violence est omniprésente. En son sein, l’individu lutte sans cesse contre ce qu’on attend de lui. A son échelle, l’écriture, par son absence totale d’euphémisation, transforme toutes les pages en un constat de ce qui rend les violences, patriarcales surtout, si normalisées et installées dans notre sphère sociale. Au-delà d’un cri de colère, ce texte est une dissection méthodique d’un monde qui condamne les femmes à des rôles qu’elles n’ont pas choisis. Il vient ainsi heurter le lecteur car il lui impose une confrontation avec une réalité invisibilisée derrière des murs de silence.
- Aménorrhée, Sarah Haidar, éditions Blast, 2025.
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