Samantha Harvey

Samantha Harvey – prendre de la hauteur 

Lauréat du Booker Prize 2024, Orbital de Samantha Harvey regarde la Terre depuis l’espace et scrute l’âme de ceux qui la regardent, avec autant de poésie que de finesse – nul doute que la traduction de Claro y est pour beaucoup. 

Samantha Harvey, Orbital

Étourdissant, ce roman tourne autour de la Terre, seize fois en 224 pages, seize fois en 24 heures, tombant sans tomber, en orbite, comme le module spatial où il se niche. Six spationautes y gravitent – deux Russes, un Américain, un Italien, une Japonaise, une Anglaise –, leur corps flottant de leur sac de couchage au hublot, du laboratoire à la table métallique où ils mangent. Concentrés sur leur mission qui durera neuf mois, ils ne voient pas les heures filer, suivent l’emploi du temps précis et rituel établi des semaines plus tôt, parfois coupés net dans leur élan par la beauté de la Terre qui roule et roule encore, nuit, jour, jour, nuit, alors qu’ils accomplissent orbite après orbite – les pics des Andes, la « perfection chaotique » de l’Afrique, le vert de l’Irlande, la magie des aurores boréales flamboyantes, la finesse fragile des lambeaux d’îles bientôt submergés, le « serpent noir » de la Volga qui « rampe dans le blanc ». 

« […] Dans la zone entre Terre et atmosphère s’étend un duvet de néon qui commence à remuer. Il ondule, se déploie, de la fumée se déverse à la surface de la planète ; la glace est verte, le dessous du vaisseau un nuage extraterrestre. La lumière gagne des bords et des membres ; se plie et s’ouvre. Force contre les parois de l’atmosphère, se tord et se plie. Envoie des volutes. Fluoresce et s’éclaircit. Explose alors en tours de lumière. […] À leur sommet, un bandeau magenta obscurcit les étoiles, et partout sur le globe le fredon scintillant d’une lumière qui roule, palpite, tremblote, s’étend, dessine les contours de la profondeur de l’espace. »

Pourquoi choisir consciemment de quitter cette planète qui les attend ? 

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« Toujours plus loin »

Déclaration d’amour à notre Terre, Orbital raconte le miracle de la vie et l’absurde de la quête spatiale, mais surtout de la quête du progrès en général qui met en péril notre planète et les minuscules terriens qui y évoluent, invisibles depuis l’espace sauf quand le soleil se couche, « créatures qui ne sortent que la nuit », quand la lumière des villes s’élève dans l’obscurité, de même que le « filament éclairé des routes ». En plein jour, l’œil de la station est témoin des ébrouements de la Terre – il voit un typhon s’apprêter à ravager l’Asie du sud, « tourbillonnant et vorace », remarque la rousseur anormale de l’Amazonie, « cloquée et à vif », le sommet des montagnes qui percent les nuages, enneigées pour peu de temps encore, l’absence de frontières tangibles entre les pays. La planète est en danger, l’humanité est prise de déraison, comme des dizaines d’années plus tôt quand elle a créé la bombe atomique, où même quand elle a décidé de conquérir l’espace, deux moments qui ont leur importance dans la vie des six protagonistes.

La planète est en danger, l’humanité est prise de déraison  

Avoir le mal de la Terre

Les cosmonautes et les astronautes qui cohabitent, compagnons d’infortune, amis devenus uniques repères tandis que le souvenir des proches s’étiole et perd son sens, sont conscients de cette folie. Ils se demandent pourquoi « essayer de vivre là où il est impossible d’évoluer », si « cet étrange et ardent désir fait [d’eux des] héros ou [des] idiots. » Ils sont parfois traversés de doutes fulgurants et se raccrochent à ce qui les berce sur Terre, à ce qui leur manque et ce qui les réunit. Ils décryptent cette envie, remontent aux origines de la quête – le drame Challenger pour l’une, le premier pas sur la lune in absentia pour l’autre. Ils pensent à Winnie l’Ourson qui change de nom d’un pays à l’autre tout en étant toujours là, blotti dans les songes des enfants aux quatre coins du monde. Ils rêvent d’un tapis où Pietro s’allongerait, « pour rêver de l’espace », aimeraient voir un opéra ou les lueurs d’un bateau de pêche. Leur sommeil a perdu sa profondeur mais ils évoluent pourtant dans un ailleurs étrange, fait de fantasmes et d’images d’archives volées au réel, devenant l’espace d’une nuit d’autres astronautes qui ont la chance d’alunir. Eux ne l’ont pas ; ils tournent et tournent encore autour de la Terre. Chie, elle, dresse liste après liste, attendant d’être rassurée par « les tricots maison », « les escaliers », ou « les citrouilles », essayant de ne pas se laisser submerger par la mort de sa mère qu’elle vient d’apprendre, par l’idée qu’elle ne sera pas là aux funérailles, qu’elle ne la reverra jamais parce qu’elle est partie trop haut, trop loin, trop longtemps. Elle se cramponne aux sourires de Nell, à la présence de ceux qui l’entourent, aux remembrances de moments qui l’ont précédée, à la ritournelle quotidienne, pendant seize orbites ou presque. 

Leur sommeil a perdu sa profondeur mais ils évoluent pourtant dans un ailleurs étrange, fait de fantasmes et d’images d’archives volées au réel

Chacun est ainsi devenu indispensable aux autres, âme, cœur, esprit, mains, conscience, respiration du vaisseau. Chacun cultive pourtant ses propres secrets, son propre silence, protégeant ses comparses de pensées parfois étranges, parfois déprimées, tout en défendant jalousement les souvenirs qui subsistent, souvenirs d’un temps qu’ils n’ont parfois pas vécu, d’un lieu qu’ils n’ont parfois que traversé. 

Samantha Harvey signe ainsi un roman d’une beauté subtile et précieuse, discrètement mais résolument engagé, traduit avec tant de maestria par Claro qu’il semble avoir été pensé dans notre langue. 

  • Samantha Harvey, Flammarion, 2024.

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