Toute la semaine, Zone Critique vous propose de revenir sur la vie et l’oeuvre de l’écrivain américain Philip Roth, disparu il y a un an. Romancier tout aussi décrié qu’admiré, l’auteur de La Tache et de Professeur de désir, né à Newark dans le New Jersey, s’est distingué par la puissance de son oeuvre, son talent d’ironiste, son réalisme rigoureux, son sens du détail et sa peinture sans concession d’une Amérique pleine de failles et de tabous. Aujourd’hui, en revenant sur l’essai que Claudia Roth Pierpont – qui collabore au New Yorker depuis 1990 – a consacré à Philip Roth en 2015, Zone Critique vous propose de redécouvrir la trajectoire de cet écrivain délivré. Si elle n’a aucun lien de parenté avec lui, la journaliste jouissait néanmoins depuis les années 2000 d’une relation privilégiée, faite de confiance et de partage, avec l’auteur : elle parvient dans son essai, grâce à une langue à la fois précise et enlevée, à faire le portrait sans ambages d’un homme exalté par l’écriture.
« Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon lire ? »
Nathan Zuckerman (Zuckerman délivré) citant Franz Kafka, « Lettre à Oskar Pollak »
Claudia Roth Pierpont déclare que son essai « porte sur la vie de l’art de Philip Roth et, fatalement, sur l’art de sa vie » et se propose de sonder les profondeurs de la création rothienne lors d’une déambulation biographique, depuis son enfance à Newark jusque dans les années 2010. L’essai, découpé en chapitres qui suivent l’évolution de l’écriture de l’un des maîtres incontestés du roman américain, débute par une introduction qui permet de mieux appréhender le cheminement de cette idée hardie dans l’esprit de la journaliste : Philip Roth, pourtant déjà étudié et à qui de nombreux articles ont déjà été consacrés, n’avait pas encore de biographie officielle. C’est désormais chose faite à travers cette large synthèse ; parce qu’elle est proche de lui depuis plusieurs années et que son œuvre la passionne, Claudia Roth Pierpont a voulu retranscrire fidèlement son parcours, proposer une analyse de son œuvre littéraire et partager sa parole, dans l’intimité, loin du parfum de scandale qui lui est d’ordinaire associé.
Philip Roth est un écrivain sulfureux : l’ensemble de son œuvre ne cesse de jouer avec la transgression. Son nom a souvent été synonyme de critiques livrées aux vents contraires, admiratives ou acerbes, de la part d’une Amérique qui s’est sentie visée par ses écrits parfois acides. Avec plus d’une trentaine de romans publiés, mais aussi des essais et tout d’abord des recueils de nouvelles, Philip Roth est un audacieux.
Une enfance à Weequahic
Attiré dès sa prime jeunesse par la littérature, celui qui déchaînera les passions est d’abord un élève précoce et brillant. Né un jour de printemps 1933 à Newark dans le New Jersey, au moment même où de l’autre côté de l’Atlantique se joue une tragédie, Philip Roth a une enfance tranquille et heureuse au cœur du quartier juif devenu célèbre de Weequahic, situé au sud-ouest de la ville, jouant et étudiant au milieu des pavillons modèles de la petite classe moyenne américaine : on trouve dans ce quartier de nombreuses familles, les enfants jouent au ballon sur les carrés de pelouse verte, on y parle correctement et on y vit honnêtement. Ses parents apparaissent unis et entourent leur fils d’une attention bienveillante : sa mère, Bess, est une femme aimante, dévouée, qui n’a pas hésité à épouser un homme moins riche qu’elle, Herman Roth. Ce père ouvrier incarne le meilleur citoyen que l’Amérique est capable d’enfanter : à force de travail, au départ simple ouvrier, il a réussi à devenir agent d’assurances et à s’élever dans la société. Il a fait accéder sa famille au confort de la classe moyenne, parfaitement intégrée dans l’Amérique des années trente. Philip Roth vient donc d’une classe modeste ; le goût de la lecture lui vient de son frère aîné, Sandy, qui rapportait des livres à la maison. Plus tard, Philip part étudier à l’université Bucknell, en Pennsylvanie : à sept heures de route de chez lui, il gagne son indépendance et déclare son « désir à l’état brut d’une existence épique – d’une existence épique américaine ». Il lit beaucoup et déjà, il dit puiser son inspiration de l’écrivain Saul Bellow, son aîné de plus de quinze ans qu’il admirera toute sa vie.
Un premier coup de maître
« Qu’attend-on pour réduire cet homme au silence ? » est la question posée par un éminent rabbin de New York
À l’université, Philip Roth se met à écrire et « Défenseur de la foi » est le titre de sa première nouvelle, publiée dans le New Yorker en mars 1959. Les réactions ne se font pas attendre face à cet écrit sulfureux, qui dérange jusqu’aux autorités religieuses. « Qu’attend-on pour réduire cet homme au silence ? » est la question posée par un éminent rabbin de New York. Si la nouvelle dérange, c’est que, toujours sous le choc de l’Holocauste, Philip Roth ne mâche pas ses mots et révèle avec une ironie certaine que les membres de sa minorité peuvent eux aussi être sujets aux périls de la nature humaine. Malgré ce premier pavé dans la mare, Goodbye, Columbus, son premier recueil de nouvelles, remporte le National Book Award en 1960. Philip Roth a alors 27 ans, et toujours l’impression d’être un gentil petit garçon juif malgré la gloire littéraire. Le jeune homme fin au regard de jais idéalise la virilité et continue d’incarner le citoyen modèle qui a grandi lors des années fastes de la propagande américaine martelant les idées de liberté et de démocratie, à une époque où les perspectives d’avenir ne manquaient pas.
Les femmes, omniprésentes
On ne pourrait parler de Philip Roth et de son œuvre sans parler des femmes. Elles le fascinent, il les craint parfois, elles jalonnent sa vie : après quelques émois amoureux, passagers, c’est sa première femme, Maggie, légèrement plus âgée que lui, rencontrée trop tôt, qui a ouvert le champ des possibles au sage garçon qu’il était. Instable, le mariage est un désastre, et le terrible mensonge d’une grossesse puis d’un avortement falsifiés réussit presque à mettre l’écrivain à terre. C’était sans compter sur sa ténacité et son opiniâtreté. Une fois sauvé de ce mélodrame lourd et dangereux, Philip Roth confirme qu’il est un homme avide d’expériences. Il rencontre Ann Mudge, la rédemptrice, puis Barbara Sproul avec qui il découvrira Prague et les écrivains d’Europe de l’Est. Et, enfin, Claire Bloom, exigeante actrice des Feux de la rampe : c’est elle qui lui fait découvrir l’univers du théâtre et l’emmène vivre à Londres. Mais en dehors de l’amour ou à sa lisière, il y a aussi les amitiés qu’il entretient avec des femmes écrivains comme Janet Hobhouse, des éditrices, des professeurs, et même des femmes de pouvoir – il connut brièvement Jackie Kennedy. Le parcours de l’écrivain se confond alors avec celui de l’homme : Philip Roth n’a cessé de transformer ses aventures et ses amours pour donner vie à des êtres de papier. Ainsi, Maggie fut une inspiration importante dans Quand elle était gentille paru en 1971, où le personnage de Lucy Nelson, héroïne façonnée par un patriarcat dominant, déclencha l’ire de certaines féministes qui ont souvent reproché à l’écrivain de dépeindre des femmes hystériques, jalouses, trompées, moins complexes dans leur construction que ses personnages masculins.
Un parfum de scandale
Mais le roman attaché au nom de Philip Roth, c’est d’abord Portnoy et son complexe, publié en 1969 : le magazine Life qualifia sa publication d’« événement majeur dans la culture américaine ». Cette œuvre signe un véritable renversement de son éducation littéraire, à l’opposé de ses premiers romans, selon lui trop policés. Le roman fut censuré en Australie. Alexander Portnoy, son protagoniste, évolue dans une époque qui lutte pour les libertés individuelles et rejette un monde jugé trop ancien. Il suit une psychanalyse ; le style est brut, l’obsession sexuelle est omniprésente. Philip Roth démontre ses talents de comique truculent et l’obsession d’Alexander Portnoy pour la shiksa – la jeune fille américaine, blanche – donne lieu à des scènes à la fois cocasses et tendres. Portnoy et son complexe est un succès commercial : 400 000 exemplaires sont écoulés l’année de sa publication. Cependant, l’image d’Alexander Portnoy va coller pendant des décennies à la peau de l’écrivain, créant une véritable lassitude pour Philip Roth, découragé d’être confondu encore et encore avec son personnage : « un roman en forme de confession fut considéré par un certain nombre de lecteurs comme une confession en forme de roman », constatera-t-il plus tard dans son essai Figures du Juif imaginaire, publié en 1974. En 1997, Louis Menand loua encore le roman dans le New Yorker en déclarant : « Portnoy est éternel ». Mais à trop réduire l’auteur à un seul de ses romans, nous oublions d’autres de ses écrits tout à fait différents, comme la satire anti-Nixon qu’il proposa dans Tricard Dixon et ses copains, publiée en 1971, ou Le Sein, récit grotesque et surréaliste où son personnage David Kepesh est métamorphosé en sein – ce qui, nous le devinons, ne le réconcilia pas avec certaines de ses adversaires.
L’Europe de l’Est et ses promesses
Philip Roth n’appartient pas à une seule terre et sa découverte de l’Europe de l’Est fut un bouleversement
Philip Roth n’appartient pas à une seule terre et sa découverte de l’Europe de l’Est fut un bouleversement. Il s’y rendit pour la première fois au début des années soixante-dix, accompagné de Barbara Sproul, puis y retournera fréquemment. Prague est une ville qui l’émerveille ; en pleine guerre froide, il s’éprend des écrivains tchèques et, de retour à New York, crée un compte en banque permettant de faire des dons à des écrivains en difficulté, puisque le régime tchécoslovaque espionne ses artistes et que la liberté d’expression est entravée. Il parvient en un temps record à rallier un certain nombre d’écrivains américains à sa cause et organise un système de parrainage : chacun des quinze écrivains choisis pourra toucher régulièrement une somme d’argent suffisamment conséquente pour avoir le temps d’écrire et ainsi continuer à faire vivre la scène littéraire tchèque. Seul Milan Kundera le solitaire refuse son aide. Cette glorieuse entreprise a ainsi contribué à faire connaître hors des frontières de la seule Tchécoslovaquie certains grands auteurs d’Europe de l’Est comme Ivan Klíma. Un deuxième voyage est prévu en 1973 et parallèlement à celui-ci, avec l’aide d’un éditeur de Penguin Books, la série « Writers from the Other Europe » [Écrivains de l’autre Europe] voit le jour en 1974 : elle se poursuivra jusqu’en 1989, soit dix-sept volumes plus tard. Parmi les auteurs que Philip Roth a dévoilé au grand public, on trouve Bruno Schulz, assassiné en 1942 par un soldat nazi, ou bien le polonais Tadeusz Borowski, survivant des camps. Cependant, les voyages de Philip Roth s’achèvent quand, en 1977, le gouvernement tchécoslovaque refuse de lui accorder un visa. Il ne retournera à l’Est qu’en 1990, après la Révolution de velours, lorsque Vàclav Havel aura été élu président.
La découverte de l’Angleterre
Après être longtemps resté aux États-Unis où il enseigne la littérature dans différentes universités, le voilà qui s’envole vers l’Albion au début des années 1980 en compagnie de Claire Bloom et découvre Londres et la densité de sa vie culturelle. Pendant presque huit ans, il aura un studio sur place où écrire ; ses rencontres avec les éditeurs londoniens lui ouvrent un pan nouveau de la littérature. Il découvre Robert Musil et La Montagne magique mais aussi Curzio Malaparte et bien d’autres écrivains. La littérature est essentielle à Philip Roth : au crépuscule de sa vie, rien ne lui plaît plus que les livres, et il relit régulièrement L’Adieu aux armes d’Hemingway et Mario et le magicien de Thomas Mann. Tout au long de sa carrière universitaire, il a enseigné des œuvres très différentes, depuis Madame Bovary de Flaubert au Pavillon des cancéreux de Soljenitsyne ; il s’est aussi intéressé à Céline, Genet, Mishima, Tchékhov, et ses préférés Kafka et Bellow, « l’artiste de la faim et l’artiste de l’abondance, de la surabondance » comme il lui plaît de les définir.
Philip Roth a longtemps multiplié les aller-retours entre son studio à New York, tout proche des mondanités – qu’il n’a jamais réellement appréciées – et le Connecticut, dans la ferme du dix-huitième siècle qu’il a achetée avec Barbara Sproul en 1972. En 1974 est publié Ma vie d’homme, œuvre longuement différée sur le mariage, inspirée une nouvelle fois par Maggie. Philip Roth a un don pour raconter l’intime à la première personne : à partir de la fin des années soixante-dix, il est régulièrement affaibli par la maladie qui le fait souffrir du dos et La leçon d’anatomie (1985), qui constitue le troisième volet du triptyque Zuckerman, parle de la douleur de souffrir et d’écrire. Les critiques littéraires sont élogieuses, et il en est de même pour La Contrevie, publié en 1986, qui traite de la transformation et de ce qui arrive lorsqu’un individu finit par se libérer. À cette époque, il vit à Londres avec Claire Bloom et travaille sur une traduction de La Cerisaie de Tchékhov. À propos de La Contrevie, Roth déclare en tant que fervent réaliste : « c’était une découverte esthétique, sur la façon de donner du volume, de donner de l’ampleur, de se libérer ».
Dans une interview pour le New York Post en 1960, il affirma que ses œuvres portaient sur « les gens qui ont des ennuis ». Ce sont les combats moraux, le poids de l’histoire, le fardeau de la conscience qui animent profondément l’écrivain. Concernant une quelconque méthode de travail, Philip Roth se définit comme un moine de l’écriture et écrit une ou deux pages par jour pour ensuite retravailler le texte : « le livre prend réellement vie au cours de la réécriture ». Il se donne pour mission de rendre le livre convaincant et ne veut pas être « faussement naïf ». Le grand succès de La Contrevie fut confirmé dans la New York Times Book Review, où William Glass compara le roman à la symphonie de Haydn, La Surprise, et écrivit : « J’espère qu’il a donné à M. Roth un sentiment de triomphe pendant sa composition, car c’est assurément l’impression qu’il donne à la lecture. »
À la frontière de l’autobiographie et de la fiction
Pendant les années quatre-vingt dix, Philip Roth revisite ses obsessions avec le roman Tromperie, publié en 1990. En 1993, Opération shylock signe son retour absolu à la fiction et Philip Roth déclare à propos de son roman : « J’avais l’impression d’être un écrivain en train de danser ». Deux ans plus tard, Théâtre de Sabbath est d’un autre genre : Philip Roth cherchait un endroit où être enterré. Si drôle que soit le roman, c’est aussi une tragédie qui nous met violemment face à nos pertes les plus terribles et à notre vaine indignation devant la réalité de notre disparition. Mickey Sabbath, le personnage principal, déclare : « Il n’y a rien au monde qui tienne ses promesses ». Frank Kermode admira « la gamme et l’aisance rabelaisiennes » de Roth dans la New York Review of Books et le roman remporta le National Book Award.
Philip Roth a déclaré : « l’épithète ”écrivain juif américain” ne signifie rien pour moi » à une journaliste, peu après la publication de Pastorale américaine en 1997
Peu après la publication de Pastorale américaine en 1997, Philip Roth a déclaré à une journaliste : « l’épithète ”écrivain juif américain” ne signifie rien pour moi ». Ce roman audacieux dans l’écriture, animé par de longues phrases et un réalisme rigoureux, contient aussi des passages de prose poétique. À ceux qui l’accusèrent d’avoir changé de camp et d’être devenu un conservateur, il répondit : « Je n’écris pas sur mes convictions. J’écris sur les conséquences comiques et tragiques du fait d’avoir des convictions ». Son roman remporta le Prix Pulitzer en 1998. Malgré ses critiques parfois véhémentes envers les habitudes culturelles des américains, Philip Roth est un patriote : dans Le Complot contre l’Amérique, publié en 2004, il souhaitait démontrer la fragilité des démocraties. Comme il le confie à Claudia Roth Pierpont : « Nous sommes piégés, même en tant qu’Américains libres dans une puissante république armée jusqu’aux dents, par l’imprévisibilité de l’Histoire […] toutes nos garanties sont provisoires ».
Philip Roth écrit toujours des œuvres à la lisière de l’autobiographie et de la fiction. Ses alter egos masculins sont nombreux et incarnent les angoisses les plus profondes de l’écrivain, à travers une oeuvre qui questionne le désir mais aussi la mort. Le sexe fait partie de l’œuvre rothienne mais n’en est pas l’unique clé ; il est présent en temps que force de vie, désir inassouvi et frustré chez Alexander Portnoy mais aussi déluré et jouissif chez Mickey dans le Théâtre de Sabbath, se rapprochant alors des personnages débonnaires de la beat generation dans le rapport qu’il entretient à la vie et au vice. L’obsession du corps est cependant bien présente : ses personnages masculins sont souvent prisonniers de relations insatisfaisantes.
Père d’une œuvre polyphonique, la réputation de Philip Roth ne peut décemment pas se limiter aux polémiques qui ont entouré la sortie de certains de ses romans ; cet essai donne à lire la complexité de la trajectoire de l’écrivain qui n’a cessé de questionner l’homme moderne dans toutes ses dimensions. Philip Roth aborde ainsi les notions de conscience, du devoir mais aussi le caractère aléatoire du destin. Écrivain puissant aux prises avec l’âge, il écrivit encore, non pas de la fiction, mais des notes, des pensées : un style, son énergie et sa concentration, sa façon troublante de mettre en scène des voix, sa tendance à utiliser les majuscules et les points d’exclamation, sa méfiance envers les longues descriptions, voilà ce qu’il faut retenir de l’homme, qui, au-delà de ses contradictions, demeure l’un des grands auteurs américains du XXe siècle.
« La tragédie de l’homme qui n’était pas fait pour la tragédie, c’est la tragédie de tout homme », Philip Roth, Pastorale américaine, 1997
- Roth délivré, un écrivain et son œuvre, Claudia Roth Pierpont, trad. Juliette Bourdin, Paris, Éditions Gallimard, 28 euros, décembre 2015