Sexy, avant-gardiste, artistique, populaire : la série moderne remplit toutes les cases et offre au spectateur 2.0 un cocktail à sa mesure, à la fois débordant de créativité et farouchement ancré dans un monde qu’elle entend rappeler à la raison. Figures emblématiques de cette évolution de la production audiovisuelle contemporaine, les King, créateurs inspirés et polémistes hors-pair, proposent avec The Good Wife, BrainDead et The Good Fight, une radiographie coriace des arcanes du pouvoir. L’occasion, pour Zone Critique, de se livrer à une étude du rythme et des rebonds dans les séries de Robert et Michelle King.
Robert et Michelle King, couple brillant de scénaristes américains, ont imprimé une identité particulière dans leurs créations successives. Cette identité, quoique bien nette, n’est pas si aisée à décrire car elle résulte d’un vaste concert de choix formels, d’angles narratifs récurrents, de démonstrations théoriques, d’implications politiques et idéologiques : parfaitement calibrés dans une même empreinte esthétique, ils donnent l’impression d’une ritournelle ; et cependant chaque aspect de cette marque de fabrique semble jouer sa propre partition, obéir à sa propre logique musicale.
Soigner les contours
À commencer par la musique, justement. Source majeure de ressemblance entre les trois grandes séries des King — The Good Wife, BrainDead et The Good Fight — elle communique à chacune la même verve critique, le même appétit pour la satire. Dans les trois cas, l’habillage musical dépasse le seul pouvoir de dramatisation qu’il peut apporter à la fiction et il perce une autre dimension, grave et gaie à la fois ; un commentaire acerbe et désinvolte de la situation racontée. Par un jeu d’infinies arabesques musicales à partir de thèmes minimes, le compositeur David Buckley rappelle constamment la cruauté, la complexité, la corruption, en somme la petite folie généralisée du monde où baignent ces fictions : le monde des affaires à Chicago, celui de la politique à Washington, en deviennent des univers avant tout rocambolesques, rythmés par une dynamique qui ne s’essouffle jamais et qui résume à elle seule l’absurdité du monde contemporain.
De même la construction des épisodes, notamment l’idée grandiose — et pour l’instant inimitée — de n’insérer le générique de la série qu’au bout d’une quinzaine de minutes, s’apprécie pleinement si l’on est sensible à la dimension théâtrale voire opératique de chaque épisode. Il s’agit toujours, dans une longue exposition pré-générique, de composer un programme où des bribes d’intrigues enchevêtrées annoncent toutes à la fois leur développement problématique. Si l’on cherche bien, ou si l’on est habitué au style allusif de ces premiers actes, on devine sans mal l’enjeu principal que le reste de l’épisode s’emploiera à formuler : s’y prépare déjà des conflits, des échecs, des crises ou des progrès du drame à suivre, et en particulier ceux du personnage central. Lorsque le générique survient, c’est que le titre de la série a été suffisamment justifié, orchestré, mis en œuvre : il n’attend plus que d’apparaître en toutes lettres. Tout le miel de cette signature repose sur l’excitation attendue du spectateur, excitation qui doit monter lentement, arriver méthodiquement à son apogée pour enfin se heurter avec jouissance à l’irruption presque déjà conclusive du générique.
De même la construction des épisodes, notamment l’idée grandiose — et pour l’instant inimitée — de n’insérer le générique de la série qu’au bout d’une quinzaine de minutes, s’apprécie pleinement si l’on est sensible à la dimension théâtrale voire opératique de chaque épisode
Creuser le discours
Mais plus encore que ces afféteries formelles, c’est la dimension proprement didactique de ces séries qui crée leur similitude. Le but de The Good Wife, de l’aveu même de ses créateurs, était de raconter un apprentissage, de mettre en lumière « the education of Alicia Florrick » en décryptant les mécanismes de son ascension. En contrepoint, ce projet permet d’examiner minutieusement la logique de son milieu socio-professionnel et d’alimenter ainsi, pas à pas, la critique d’une société corrompue, qui détruit l’individu à petites doses à moins que celui-ci soit assez tenace pour en traquer les failles. Une qualité partagée par tous les personnages principaux des trois séries, souvent par opposition à ceux qu’ils combattent, déterminés comme eux mais aveuglés par l’argent ou le corporatisme.
Cette tendance à l’épuisement des vices de forme propres aux milieux de pouvoir se retrouve d’autant plus nettement dans BrainDead que cette série ne compte qu’une saison ; dès lors, ce qu’il y a à démontrer — et à démonter — se présente d’abord comme inhérent à la densité de l’action, signifié par la l’aggravation fulgurante des enjeux. En effet, le péril qui guette les personnages — la colonisation des cerveaux par des fourmis venues de l’espace — s’incarne exclusivement dans les dysfonctionnements politiques qui en découlent, eux-mêmes renvoyant ostensiblement à l’ambiance électrique de la dernière campagne présidentielle aux Etats-Unis. Sous le prétexte d’un motif résolument irréaliste, et dans l’ébauche presque farcesque d’un registre fantastique sans la moindre envergure, c’est donc la réalité la plus actuelle et la plus alarmante, celle d’un système politique oppressé par les postures et les coups bas, qui fait le cœur de la série.
Appeler au secours
Même impression avec The Good Fight, sur un autre plan ou plutôt dans un autre espace-temps. Trump désormais est élu, cette Amérique est la sienne. On comprend dès la première séquence du pilote ce qui a poussé Robert et Michelle King à écrire cette série : la nécessité impérieuse de lutter, de riposter face à cet énergumène, tout légitime ou populaire soit-il. Cette lutte est l’arrière-plan de toutes les autres, et « le bon combat » sera donc toujours celui qui contribuera implicitement à décrédibiliser le président, à illustrer sa morgue, son instabilité, sa pauvreté intellectuelle ; à écorner encore un peu plus son image.
Cette fois, le déguisement fictionnel est minimal : on est bien dans cette période étrange, dans ce pays qui surprendra toujours, dirigé par cet homme patibulaire auquel il faut s’habituer, qui surgit régulièrement sur un écran de télévision ou au détour d’un débat. Et l’on imagine — mais qui pourrait avoir autant de talent — que l’ambition ultime des King avec cette série sera d’inventer, de raconter de toutes pièces l’impeachment tant désiré par tant de monde depuis le premier jour de ce mandat. Ennemi extradiégétique parce que non-fictionnel, Trump s’impose donc néanmoins comme l’horizon lointain de la fiction, le but ultime de la quête. Et c’est là où l’écriture des King vaut son pesant d’or : car sans qu’il soit jamais clairement question de Trump, il est toujours question de Trump, et personne ne l’ignore. Complice autant que disciple, le spectateur se laisse conduire de fight en fight pour mieux saisir l’ampleur de la fight globale, la seule véritable et la seule qui compte.
En somme, ces séries se ressemblent par leur insolence et — mais peut-être est-ce la même chose — par leur féminité. Chacune s’emploie à mettre en valeur une figure féminine dont le charme tient à son irrévérence, à son indépendance, à sa pugnacité ; une femme qui apprend à s’affranchir des hommes, et dont les hommes ont de plus en plus besoin. Elle — Alicia Florrick, Laurel Healy, Diane Lockhart — contemple avec toujours plus de lucidité, de détachement, de stoïcisme le monde qui s’accélère et se détraque autour d’elle. Elle attend de prendre congé.
Jean-François Delpit