Richard Powers

Richard Powers : Entre la nature et l’IA, le combat du siècle

Dans Un jeu sans fin, Richard Powers explore les rapports entre la nature et la technologie. Livre éblouissant sur les fonds marins, ce roman nous rappelle l’inquiétude qui pèse sur ces milieux menacés par un capitalisme destructeur et cette certitude que la technologie résoudra tous nos problèmes. 

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Il s’agit d’abord d’une amitié entre Todd Kean et Rafi Young, deux jeunes garçons, un blanc et un noir, à Chicago, dont les parents, violents et abusifs, les poussent à être dévorés par l’ambition d’être meilleurs que tous les autres, que ce soit aux jeux (les échecs, le jeu de go) ou dans leur domaine de prédilection respectif (la programmation pour Todd, la littérature pour Rafi). En parallèle, Richard Powers raconte l’histoire d’Évelyne Beaulieu (inspirée de la vie de l’océanographe Sylvia Earle) dont le père a participé à la conception, avec le commandant Cousteau, du scaphandre autonome. Première femme à tester cette invention, alors qu’elle n’était qu’une enfant, elle développe une passion qui la suivra toute sa vie pour la vie sous-marine et devient surtout la première femme admise en études océanographiques à l’université de Duke, en 1953. 

De ces deux histoires parallèles va naître un récit plus complexe sur le rapport entre la nature et la technologie et la façon dont l’une va permettre d’explorer l’autre avant de causer sa destruction. Le roman de Richard Powers porte toutes les grandes questions de notre époque sur la protection de notre planète. Au cœur de ces interrogations, il y a l’île de Makatea, dans le Pacifique, à six mille kilomètres du plus proche continent habitable, avec ses 82 habitants, et sur laquelle une entreprise américaine souhaite s’implanter pour développer un projet d’îles flottantes autonomes. Cette construction vise à atteindre le rêve des milliardaires et autres libertariens : celui d’échapper au pouvoir régulateur des états pour développer des communautés autonomes et surtout des projets de recherche que les lois interdisent.

La mort de la mort

Raconté en partie à travers les yeux de Todd Keane, devenu milliardaire mais atteint d’une maladie dégénérative, le roman revient sur les débuts d’Internet, puis de l’IA à une époque où l’on pensait qu’il faudrait des siècles pour qu’elle nous surpasse. Mais la quatrième révolution industrielle est arrivée plus vite que prévu, tout comme ses conséquences sur notre quotidien :

« Les IA comme les nôtres se mirent à prendre des décisions marketing, à fournir une assistance aux consommateurs, à mettre au point des médicaments, à diagnostiquer et traiter des patients et à rendre des sentences pénales. On mettait le futur en pilotage automatique ». 

Ce livre contient le combat du siècle entre le progrès et la nature, les partisans de l’ultra-libéralisme et ceux en faveur d’une forme de sobriété économique et écologique.

Ce bond technologique, au-delà des opportunités commerciales qu’il offre, ravive surtout le vieux rêve de la singularité, soit une super intelligence surpassant les humains, et la possibilité que cette technologie nous permette de résoudre tous nos problèmes, y compris celui de la mort, comme l’envisageait le philosophe Fiodorov au XIXe siècle : « Fiodorov est convaincu que l’évolution de l’intelligence donne aux humains la faculté unique d’introduire de la rationalité et du sens dans la nature. Il n’y a aucune raison qu’on ne puisse par un jour apprendre à tuer la mort elle-même. »

Jules Verne à l’ère de l’IA

Mais que ce soit à travers l’histoire d’Évelyne Beaulieu ou de celle de la petite communauté de Makatea, nous découvrons un capitalisme sauvage qui détruit pour reconstruire et engranger des bénéfices au passage. Richard Powers sublime l’océan et ses fonds marins, nous embarque, tel Jules Verne, à la découverte d’espèces extraordinaires, comme la raie Manta, ou la crevette pistolet avec sa pince sur-développée qui produit une détonation capable de tuer des poissons et de perturber les sonars. 

Il nous montre aussi les découvertes majeures dans le domaine de l’océanographie, notamment la première fois qu’un sous-marin a atteint le fond de la fosse des Mariannes, puis la destruction criminelle de cet environnement au cours des dernières décennies. Ce livre contient le combat du siècle entre le progrès et la nature, les partisans de l’ultra-libéralisme et ceux en faveur d’une forme de sobriété économique et écologique. 

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L’île de Makatea en est le symbole, puisqu’après avoir été défigurée pendant des années par des industriels pour exploiter son phosphate, elle se retrouve face à un nouveau dilemme, celui d’accepter le développement sur son territoire d’usines destinées à construire le nouveau rêve technologique des libertariens. Dans ce livre, au rythme maîtrisé, à la narration réussie, aux personnages complexes et reflétant les différentes aspirations de notre société, il y a un constat acide, comme nos océans.

« Ces objets humains étaient laids. Ils avaient tué un oiseau. Leur seule vue la dégoûtait. Mais elle ne pouvait se résoudre à les jeter. Où les jeter, d’ailleurs, sans qu’ils dérivent vers la marée pour tuer d’autres créatures ? »

Quant à la morale, elle reste à écrire tant le livre est contemporain et nous propulse dans un futur aussi proche qu’incertain. 

  • Un jeu sans fin, Richard Powers, Actes Sud, 2025.
  • Crédits photo : ©Dean D. Dixon.

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