Ribemont-Dessaignes :

La réédition de L’autruche aux yeux clos par Allia nous donne en pâture le premier livre dada et nous apprend, en même temps, qu’il est l’œuvre de Georges Ribemont-Dessaignes. Ce dernier était aléatoirement peintre, dramaturge, poète, écrivain, un touche à tout, un joyeux désordre dans l’ordre de la classification à l’instar du mouvement Dada. 

Paru en 1924 pour la première fois, ce roman sans cadre spatio-temporel véritable relate les voyages illogiques des personnages et leurs appétits erratiques.

Du cynisme à l’étrange

Si la discontinuité est le régime de narration, on se doit de préciser qu’elle n’est pas synonyme de rupture mais plutôt de mouvement incessant. Ce serait plutôt au lecteur de créer des ponts.

Inutile de vouloir reconstituer la trame d’un scénario loufoque ou déconstruit, il suffit de dire que plusieurs personnages interagissent, parfois, se croisent, voyagent ensemble et se séparent, s’aventurent en amour, aiment le sexe, se posent des questions éthiques mais sans morale.

En effet, le cynisme de Ribemont-Dessaignes ne fait pas de doute. La tonalité est souvent monocorde et par là le récit éminemment poétique est rendu burlesque. Tout y passe : le corps bizarre, la race, l’exotisme inaccessible, la domination masculine, l’inconséquence des femmes et à la fois l’éternel féminin, le mystère de l’étreinte, la pulsion de mort libidinale. La sensualité prend des airs de vampire baudelairien. La dérision est l’effet des descriptions morbides indifférentes à toute axiologie, où tout psychologisme s’avère proscrit. On peut lire « Au matin elle s’étonna de se voit si blanche auprès de ce corps si noir » ou encore, dans un genre plus organique :

« Ces côtes qui forment une barricade à claire-voie, une cage vidée du singe qui l’habitait, lorsque la pourriture les a nettoyées de la belle apparence de peau nacrée et chaude. Ces cuisses allongées et fermes, plus tard réduites à l’état de bâton ridicule. Et ce bassin, mauvais abris des organes de graine et de lumière. Tout ça – Elle avait beau se dire qu’elle ne serait pas témoin de la métamorphose, elle ne pouvait dissiper l’angoisse affreuse qui lui retirait toute la force de ses muscles. Et ce front – une noix de coco. La matière rance et putride. Éteinte la chandelle. Noir, noir, noir, noir. »

Il est heureux de voir combien l’érotisme coûte quelque chose comme une recherche difficilement nommable.

Manifeste pour le possible 

La force du roman tient alors à la capacité de faire exister l’impossible.

La plus belle dimension du roman repose sur un réel toujours tendu entre le possible et l’impossible, qui ne se fonde guère sur l’effectivité. Il s’agirait même d’un mode d’existence qui manifeste pour le possible, lequel est pur de tout choix qu’il ne nous est pas donné de concevoir. La force du roman tient alors à la capacité de faire exister l’impossible – temporel. Tout peut sans cesse advenir donc n’être possiblement pas et aucune réalité ne prime sur l’autre. Exemple : un homme va chercher à l’autre bout de la terre un portrait de son amante. Lorsqu’il arrive dans la boutique, on lui tend un miroir. La tentation de l’absurde est vite balayée quand on songe que le visage de l’amante s’est reflété un jour dans cette glace ; le portrait a été et pourrait donc être encore. Le miroir devient sublime : il porte une trace, la fugacité d’un être, la recherche d’un autre, l’égocentrisme, et c’est une blague pardi ! Néanmoins, cet acte consacre la glace comme un sur-portrait : cette tentative de fixer l’instant dans sa non-concrétisation renforce le désir à la base du portrait.

En résumé, L’autruche aux yeux clos met en tension l’adéquation de la réalité et de la vérité dans l’exercice de la possibilité des actes et de leur signification.

L’invention d’un langage 

Le néologisme est la forme linguistique du manifeste pour le possible. Outre ce truisme qu’est le refus du cadre social comme du cadre langagier, et donc l’affirmation de la liberté dans l’exploration d’une langue évolutive, on assiste au déploiement d’un mot qui se charge de sens. De facto, au début du livre, un des personnages principaux invente un mot qui ne veut rien dire. Le lecteur se surprend au terme de sa lecture à lui trouver un sens, en l’occurrence, un certain attachement : il a vécu dans les mots de l’auteur et 150 pages plus tard, inévitablement, le mot magique devient une situation, un ton, des variations. Il semble qu’il existe.

Il en va de même avec les autres excentricités ; je vise ici l’onomastique à la Boris Vian.

Pour Barthes qui a pu dire, en rédigeant ses fiches préparatoires au cours sur la « Préparation du roman », que tout un roman était dans les noms propres, il y trouverait de quoi se réjouir. Non seulement les personnages ont des noms à coucher dehors : Bill The, Nu-Un, Boy Hermès, Malabar, Docteur Venise, etc., mais en plus, ils sont variables : Marie des Aveux connaît sept noms ! L’entreprise de normalisation est en définitive la pierre d’achoppement à toute invention dans le langage, cette dernière s’apparente à la parole : elle n’existe qu’une fois et puis s’enfuit.


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