Riche de textes en anglais et en français, de traductions de l’une ou de l’autre langue, la revue Transat’ est à la fois un catalyseur et une chambre d’écho des dialogues poétiques établis entre les deux rives de l’Atlantique.
Nouveau dialogue transatlantique
En 1991, Emmanuel Hocquard et Claude Royet-Journoud publiaient l’anthologie 49 + 1 nouveaux poètes américains, faisant notamment connaître en France le travail des language poets. Le volume, publié aux éditions Royaumont, paraissait dans la collection « Un bureau sur l’Atlantique ». Poursuivre le dialogue transatlantique à travers une revue, c’est le pari que fait Léon Pradeau, rédacteur en chef de Transat’, dont le premier numéro est paru en mai 2024. Écrite à la fois en français et en anglais, la revue n’est pas bilingue mais « faite en deux langues, comme un voyage ». Les traductions, vers l’est ou vers l’ouest, alternent avec des poèmes écrits dans la langue maternelle des auteur·ices. Au XIXe siècle, la Compagnie Générale Transatlantique, Transat pour les intimes, acheminait les courriers qui s’échangeaient entre l’Amérique du Nord et la France.
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Circulation maximale, alvéoles pulmonaires grandes ouvertes en direction d’un « contre-récit fondamental à la standardisation des échanges dits culturels entre les deux aires, entre les résidus d’une idéalisation moderniste de la France par les Américain·es et l’uniformisation numérique de la sphère d’influence états-unienne au sein de la mondialisation. » Que l’on ne se fie pas trop à ses aires de chaise longue, Transat’ n’a rien de l’avachi ou de la sieste au soleil. Le paquebot file à toute allure, mais droit sur nous. En témoigne la couverture de Camille Boisaubert, graphiste et éditrice des éditions Les Murmurations qui publient la revue. Ça donne : objet livre impression flash optique.
La revue Transat se tient en équilibre sur la lagune. Éloignée « d’une avant-garde artificiellement entretenue et tournant à la caricature » comme d’une vaine tentative de « retour au beau », elle se veut « possibilité exigeante, désorientation constitutive ».
Douces liquidations
On y nage dans le monde hyperconnecté – solitaire – et technologique qui fait notre quotidien. Au milieu d’une avalanche de couleurs qui vire au daltonisme, la voix que porte Clara Nizard dans son poème « ducoup » semble détachée d’elle-même. C’est le résultat d’un travail à la chaîne aliénant, revers d’une industrie prétendument libératrice : « je est orange ouverture de porte bip bip / bip mis en carton / go carton / mettre cru en boîte comme carton / fermer boîte avec ». Dans « Le catalogue des affects », poème de Michael Davidson traduit par Abigail Lang, on est pile aujourd’hui et le matin fait mal : « je me râcle la gorge pour voir / si j’entends ma respiration, je quitte / le mode avion pour entendre un ping, / nous ne sommes pas / ce corps de peau / cerveau alluvial, sang rythmique / mais catalogue d’affects pour ces fantômes dans la marge ».
Certains textes abordent des questions relatives aux identités de genre. Dans une traduction de Sucré saignant salé propre par Esther Haberland, Francesca Kritikos décrit les violences que font au corps des femmes les injonctions patriarcales à la beauté plastique. Avec « Yes, Sydo », Danielle LaFrance écrit quant à elle un poème chimère du corps meurtri à la rengaine obsédante (« Maybe I / don’t know what / I’m telling. / Perhaps you / find what you / want in my / tellings »), reflet des ambivalences qui jalonnent les rapports auteur·ices/lecteur·ices. Ulrich Baer, épaulé par Derrida, réfléchit à la place ambiguë des hommes trans gay – devenus hôtes, ennemis, revenants, vampires.
Plusieurs poèmes particulièrement riches ont des accents méta-réflexifs. Celui de Léo Dekowski, « Matin moelleux », nous laisse dans la bouche un goût de guimauve sucrée et les dents qui collent : « aucun de nos mots mûris depuis / plus d’un millénaire / ne rivalise avec la puissance et la justesse / de l’accord signifiant-signifié / que le chamallow scelle ». Kai Ihns affirme plus discrètement sa présence : « i am a friendly neutral guy / i chum the seagulls their yogurt / when he speaks of taking away / the syntax becomes distorted ». Enfin, les phrases brèves de Image Texte Musique, traduction d’un livre de Catherine Taylor par Vincent Broqua, ont l’élasticité vive d’une balle rebondissante. La même qu’on retrouve dans les lectures et les performances de l’auteur de La Langue du garçon. On enfile ensuite avec elleux un provisoire « costume Roland Barthes en latex, épais, collant. Pervers, fascinant, lourd », puis celui d’une « gamine garçon-manqué ». Pour la fin, visite à Saussure et à Charles Dickens.
Les textes sont hétéroclites, au-delà de la différence des langues. C’est à la fois la faiblesse et la force du numéro, la contrepartie du « pas d’école ».
Horizons déconstruits
Les textes sont hétéroclites, au-delà de la différence des langues. C’est à la fois la faiblesse et la force du numéro, la contrepartie du « pas d’école ». Force et faiblesse d’enjoindre aux lecteur·ices d’esquisser un grand écart entre des textes en vers, des textes essayistiques, des visions, des enlevées de rythme et des blocs de prose ; de choisir délibérément de ne pas imposer le vis-à-vis langue cible/langue source, mais de proposer chaque fois un texte autonome, sans béquilles. Ça rabat les cartes encore trop souvent admises du prétendu duo original/traduction – régime de la singularité oblige. Or, dans ce premier numéro, ce sont sans conteste les traductions, depuis le français ou l’anglais, qui permettent au mieux d’apprécier le dialogue transatlantique. Un pont résolument queer et féministe – un peu intello aussi, c’est vrai.
Les éditeur·ices invité·es du premier numéro étaient Clara Nizard et Tancrède Rivière. Les éditeur·ices invité·es restent pour deux numéros (1 an).
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