Régis Wargnier, réalisateur de grandes fresques historiques qui sont devenues des classiques (Indochine en 1991, Est-Ouest en 1999… qui ont remporté de nombreux prix : César, Oscar, Goya, Etoile d’or) mais aussi de films plus intimistes (La Femme de ma vie en 1986 ou Pars vite et reviens tard en 2007) est également romancier, Les Prix d’excellence, publié en 2018. La Dernière Vie de Julia B., paru cette année chez Robert Laffont, est son deuxième roman.
Julia B. raconte l’histoire d’une actrice sexagénaire qui a connu la gloire et, ne trouvant plus de rôle à sa mesure en raison de son âge, finit par s’isoler peu à peu dans sa grande villa bretonne. Sa vie rebascule quand elle rencontre et accueille chez elle Abdul, un jeune pris dans une embrouille liée à un trafic de drogue et qui se réfugie chez elle par hasard alors qu’il est poursuivi par la police. Elle retrouvera, avec son aide, son statut de star mais à quel prix ?
Régis Wargnier donne, pour Zone Critique, son point de vue sur l’avenir du cinéma et fait part de son regard de metteur en scène sur sa conception du jeu d’acteur, les coulisses d’un tournage et l’influence qu’un rôle peut avoir sur la vie de son interprète.
- Lors de notre première rencontre, vous avez indiqué que la Dernière Vie de Julia B. était un hommage au film de Billy Wilder, Boulevard du Crépuscule, avec lequel il partage plusieurs points communs : une ex-gloire du cinéma qui recueille un fugitif, sa volonté de retourner sur le devant de la scène, la disparition d’un certain cinéma, un drame. Cette référence était-elle assumée dès le départ ou vous est-elle venue en cours d’écriture ?
Je m’en suis rendu compte après avoir écrit mon livre. Je n’ai pas décidé délibérément de faire référence à ce film. Mais en relisant le premier jet, j’ai bien sûr remarqué des similitudes : le jeune fugitif qui pénètre dans la grande demeure d’une actrice esseulée fait penser à William Holden pourchassé par la police qui se réfugie chez Gloria Swanson ; le fait aussi que le cinéma parlant a eu raison de Norma Desmond [le personnage incarné par Gloria Swanson], une ancienne star du muet qui ne se retrouve plus dans le nouveau monde du cinéma parlant. C’est peu ou prou le cas de Julia mais à environ 70 ans d’écart et dans d’autres circonstances. En effet, Julia ne se retrouve pas, elle non plus, dans un monde où l’on exige d’elle de se montrer et d’être visible dans les médias, en toute occasion, alors qu’il lui a toujours tenu à cœur de garder une certaine distance entre qui elle est et ce qu’elle représente.
Les souvenirs que j’ai gardés de ce film se sont peut-être mêlés inconsciemment à mon imagination. On peut également penser à Fedora, du même réalisateur, qui raconte aussi l’histoire d’une star du cinéma déchue et qui vit seule, retirée sur une île, mais ce film m’est moins familier.
Cela dit, la réelle inspiration de mon histoire, c’est le lieu. Quand je me rends chez moi en Bretagne, je contemple souvent une bâtisse qui se trouve sur mon chemin : il s’agit d’un grand manoir en pierre, une sorte de ferme restaurée que la route contourne, car elle est située sur un coteau et domine des vergers de pommiers ; elle est devenue dans mon livre la résidence de Julia, que j’ai appelée le Château des Pommes. Puis m’est venu ce personnage de Julia, qui m’a permis de retranscrire sur le papier les grands changements qui touchent actuellement le cinéma mais aussi le public.
- En tant que réalisateur, vous avez souvent tourné d’ambitieuses et amples fresques historiques (Indochine, Est-Ouest…). Ici, dans votre ouvrage, le récit est intime : il évoque les sentiments et états d’âme de Julia qui abrite en elle une « énigme personnelle » qui fait que l’actrice et le personnage qu’elle interprète peuvent parfois se confondre ou se nourrir. La peinture de ces sentiments, difficilement transposable au cinéma, est-elle la raison pour laquelle vous avez choisi d’en faire un roman ?
Le roman commence non pas comme une introspection mais comme un récit : Julia se raconte. Elle n’est pas à la recherche de son identité. Elle serait plutôt face à un miroir qui réfléchirait sa vie, sa carrière, ses réflexions et elle se voit peu à peu grandir, vivre, exister et se recomposer comme si tous ses membres étaient des traits de caractère. Elle le fait pour elle mais aussi pour ce jeune homme qu’elle a soustrait à la police. Lui, en revanche, la découvre tout à fait : il l’écoute, la regarde, enquête sur sa carrière et les hommes qu’elle a connus.
On me pose souvent la question de l’adaptation cinématographique de ce roman ; je ne sais pas trop quoi répondre car il y a bien un lieu, des personnages et tout ce qu’il faut mais il serait plus simple, à mon avis, d’adapter ce récit au théâtre. Ainsi, Julia pourrait presque s’adresser au public comme si elle donnait une masterclass. Il y aurait une réflexion à mener sur ce personnage qui parle tout à fait librement de son métier. Au cinéma, c’est différent : pour évoquer des souvenirs, on peut avoir recours à des flashbacks mais retranscrire des pensées est plus complexe. Julia a des idées sur la vie, l’amour, la mort, les sentiments, la communication, les relations entre les gens… qu’il faudrait illustrer pour en faire un film. Or, un roman me permet justement de me passer d’illustrations et de laisser libre cours à la pensée du personnage, qui déroule sa vie.
- Une adaptation théâtrale serait intéressante dans le sens où cela constituerait une sorte de mise en abyme : la vie et les réflexions de Julia seraient représentées sur scène alors que le roman aborde justement la question de l’éventualité, pour Julia, d’incarner sur les planches Margo Channing, personnage tiré du film Eve de Mankiewicz. D’autant plus que le roman développe toute une réflexion sur le statut d’actrice de cinéma et de théâtre.
En effet et j’ai choisi de parler du jeu de l’acteur (ou en l’occurrence ici de l’actrice) car je pense que les interprètes sont tous différents. C’est là encore en développant l’histoire que je me suis rendu compte que j’élaborais petit à petit l’idée, qui n’est certes pas nouvelle, de la persistance des différents rôles d’un interprète dans l’élaboration de son jeu. J’entends souvent les acteurs et actrices parler, au sujet d’un film qu’ils ont aimé faire ou d’un personnage qui a demandé beaucoup de travail, d’abandon et de lâcher prise : « J’y ai mis beaucoup de moi-même, je me suis investi etc. ». Pour ma part, je me suis rendu compte que les acteurs gardaient quelque chose de leurs expériences passées. Je pense souvent à cette phrase de Jean-Louis Trintignant, que j’avais embauché pour mon premier film La Femme de ma vie. On parlait des raisons pour lesquelles je l’avais choisi et il m’a alors dit, à peu de choses près : « Nous [les acteurs] arrivons au tournage avec les bagages de nos films précédents. Nous apparaissons sur un écran et les spectateurs ont déjà une idée de nous, de qui nous sommes, de notre personnage grâce à tous les rôles qu’ils nous ont vu jouer ». Ainsi, dans sa vie personnelle, un acteur ou une actrice est un homme ou une femme qui devient l’addition de tous ses rôles.
Les acteurs et actrices finissent par puiser dans leur expérience et s’inspirer des personnages qu’ils ont incarnés pour faire face à des situations problématiques quand elles se présentent dans la vraie vie. L’émotion qu’ils avaient trouvée et jouée à l’écran devient alors une clef qui servirait à se confronter à ces situations.
Ce qui m’intéresse également, c’est l’interpénétration entre les sentiments ou émotions qu’on demande à un interprète de jouer et ces mêmes sentiments qu’il ressent dans la vraie vie. Pour les besoins d’un film, une actrice (appelons-la Julia) se plonge dans un personnage qui n’est pas elle, qui traverse des choses difficiles. Il y a un travail nécessaire à faire sur les émotions, qu’elle doit rendre crédibles pour être remarquée et aimée. Elle va donc faire sourdre d’elle des émotions qui étaient peut-être là, en elle, et qui ne seraient sans doute jamais sorties sans ce travail. L’actrice entre alors dans un personnage dont elle a capté un moment, un état d’esprit, une tendance, et de cela résulte un mélange dont elle ne peut pas vraiment se séparer comme elle le ferait d’un costume aux vestiaires. Cela a pour conséquence que les acteurs et actrices finissent par puiser dans leur expérience et s’inspirer des personnages qu’ils ont incarnés pour faire face à des situations problématiques quand elles se présentent dans la vraie vie. L’émotion qu’ils avaient trouvée et jouée à l’écran devient alors une clef qui servirait à se confronter à ces situations.
J’ai traduit cela dans mon livre. Par exemple, au début, quand Julia est interrogée par la police qui cherche un fugitif, elle répond qu’elle n’a vu personne ; peu après, elle trouve un jeune homme ensanglanté dans son jardin. Il est évident que c’est lui que la police recherche. Normalement, on prendrait peur et on partirait en courant, mais elle ne le fait pas. Elle l’accueille, le soigne, panse sa plaie et le cache dans une dépendance de sa maison. Le lendemain, elle se pose la question des raisons de cette folie et elle trouve la réponse en se remémorant un de ses films, pour lequel elle avait joué une scène similaire.
Les rôles créent, pour les acteurs, des mémoires corporelles, spirituelles, affectives et sentimentales ; quand telle situation se présente à eux dans la vraie vie, ils n’ont qu’à ouvrir les portes de leurs souvenirs et il est intéressant, à mon sens, d’étudier les acteurs sous cet angle. On se dit qu’ils sont armés ou vaccinés. C’est une richesse qui n’est pas forcément consciente.
- Quand vous dirigez un acteur ou une actrice, laissez-vous justement une grande place à la part personnelle de l’interprète, avec son vécu et ses émotions ? Au contraire de réalisateurs comme Hitchcock qui voulaient tout diriger et qui façonnaient leurs acteurs ?
On peut penser aussi à Buñuel qui donnait plein d’indications à ses acteurs ou Rappeneau qui, alors qu’il tourne, en est déjà au montage. Ces réalisateurs ne filment que ce dont ils ont besoin. Cela n’est pas facile pour certains interprètes. Pour ma part, je ne suis pas cette méthode, je laisse davantage de liberté aux acteurs, dans une relation d’échange et de confiance.
- Boulevard du Crépuscule met en évidence la frontière entre deux cinémas : d’un côté, le muet, qui est mort, et ses stars qui n’ont pas survécu à cette disparition, comme Mary Pickford, Mae Murray etc. ; et de l’autre le parlant, l’âge d’or de Hollywood…. Votre ouvrage fait aussi état de la disparition d’un monde (le cinéma des stars inaccessibles) et l’apparition d’un nouveau (celui des starlettes qui s’exhibent sur les réseaux sociaux). Ce bouleversement est-il aussi profond et irrémédiable que le précédent ? Est-on passé à un autre âge du cinéma ?
On ne mesure pas l’importance de ce bouleversement aujourd’hui. Le passage entre le muet et le parlant a été très déconcertant pour les gens (acteurs ou public), qui s’étaient habitués à aller au cinéma comme s’ils se rendaient à un spectacle de musique, avec un pianiste ou d’autres musiciens. D’un coup, le parlant a bouleversé ces habitudes. Il a été un choc, de même que l’apparition de la couleur.
Le cinéma d’aujourd’hui a été tout aussi bouleversé mais pour d’autres raisons. Voyez-vous un film, aujourd’hui, qui ne montre pas trente plans de téléphone portable ? Il arrive même que des films montrent à l’écran le texte écrit sur le portable. Cet instrument de civilisation a changé la donne de toute la communication. Les films pour lesquels nous, réalisateurs et scénaristes, nous délections de ménager du suspense (tel personnage doit appeler quelqu’un en danger de mort, il doit donc trouver une cabine téléphonique dans un temps très court, mais elle ne fonctionne plus, alors il repart en courant pour trouver un autre moyen de le prévenir et s’ensuit toute une série de péripéties) ne sont plus possibles maintenant. Tout le monde sait tout, tout de suite. Pendant longtemps, on attendait le quotidien du lendemain pour s’informer ; ensuite, ce fut le journal télévisé. Maintenant, c’est instantané. Les acteurs font de la promotion avec cela mais je ne sais pas s’ils mesurent les conséquences.
La question mérite d’être élargie car je crains qu’on ait perdu des spectateurs de manière irrémédiable. Regardez les chiffres des recettes des films (français ou étrangers) dits d’auteur, intelligents, qui ne prennent pas les spectateurs pour des imbéciles, qui sont chargés d’émotion et de réflexion. Ces films-là ne fonctionnent plus, ils font trois fois moins de recettes qu’il y a quatre ou cinq ans. Ils vont disparaître petit à petit. Et comme ils font moins de recettes, ils rapportent moins de fonds de soutien, donc il y a moins d’argent en circulation. C’est un cercle vicieux qui se met en place. Même les franchises de superhéros Marvel ou DC ne fonctionnent plus aussi bien qu’avant. En France, il reste les grosses comédies, qui sont des labels, mais pour combien de temps ?
Le résultat de la combinaison entre pandémie, séries et plateformes donne un nouveau spectateur. Je prends un exemple type, celui du jeune spectateur de 25 ans, qui fait des études supérieures, qui profite de l’abonnement de ses parents à Netflix et qui, le vendredi ou le samedi, réunit ses amis avec lesquels il va regarder une série sur le canapé en mangeant une pizza. Si la série ne lui convient pas, il zappe. Cela coûte zéro euro, c’est à disposition. Ce n’est pas un film d’une heure trente mais une longue histoire qu’on suivra le week-end suivant et dont on regardera la saison suivante. Cela convient très bien aux spectateurs d’aujourd’hui mais aussi aux scénaristes et producteurs. Les meilleurs, parmi ces derniers, ont depuis longtemps quitté Hollywood où on leur demandait de travailler pour les spectateurs de quinze-vingt ans sur des scénarios assez simples sans faire trop de vagues (en matière de nudité, violence…), par peur de la censure. Ceux-là ont profité de l’essor des séries pour repenser leur métier : ils ont à leur disposition des histoires qui se déroulent sur huit ou neuf heures avec des personnages qu’ils peuvent faire évoluer sur cinq-six ans par exemple.
C’est le retour du bon vieux feuilleton, qui était une forme très populaire de l’écrit à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, et qui fait une percée au niveau, cette fois, de l’image. De nos jours, on appelle cela une série mais ce n’est pas nouveau ; dans les années 50, cela s’appelait les feuilletons radiophoniques. Puis on a fait des mini-séries, comme Un Village français, Le Château des oliviers etc. Je me souviens avoir travaillé, en tant que jeune régisseur, sur Au Plaisir de Dieu, mini-série adaptée d’un roman de Jean d’Ormesson, en huit ou neuf épisodes. La figure centrale était incarnée par Jacques Dumesnil mais on aurait pu poursuivre l’histoire avec les héritiers et proposer d’autres saisons. C’était notre Downtown Abbey de l’époque. Cela s’appellerait maintenant une série. Mais si ce n’est pas récent, ce phénomène a néanmoins pris une ampleur inédite.
Auparavant, les feuilletons étaient regardés par les gens d’âge mûr. Aujourd’hui, les spectateurs des séries sont les jeunes car elles sont faites pour eux : les adolescents, les étudiants, les jeunes parents pour qui trouver une baby-sitter un samedi soir pour aller au cinéma voir un film d’une heure quarante qu’ils ne pourront pas zapper est toujours problématique. On a donné aux gens la commande sur le récit, alors qu’au cinéma, vous y êtes ; que le film vous plaise ou non, il ne changera pas. Vous pouvez tout au plus quitter la salle avant la fin, ce qui reste assez rare car on espère jusqu’au bout que le film finira par plaire par une sorte de retournement de situation mais il n’est pas possible de zapper. Or, dans le cas d’une série, si un épisode ne vous plaît pas, vous changez ou vous avancez à l’épisode suivant. Si la série ne plaît pas en général aux spectateurs, elle s’arrête aussi, prématurément.
Notre travail ne doit pas consister à tomber dans la logique du coûte que coûte, où l’on se dirait que les subventions servent à garder vivace notre manière traditionnelle de faire du cinéma et qu’il faut continuer malgré tout à suivre cette voie. A un moment donné, il faut se rendre à l’évidence : la civilisation évolue et si les gens n’ont pas envie de voir les images que vous filmez, il faut se poser la question de leurs nouvelles envies et de la correspondance avec ce que nous avons envie de raconter. Mais nous ne pouvons pas continuer à faire des films comme nous le faisions il y a dix ans. Il faut accepter le fait qu’il n’y ait plus de frontières entre écrivains, scénaristes, acteurs…
- C’est la raison pour laquelle on ne peut pas dire que « c’était mieux avant ».
Oui car il s’agit de tout autre chose. Je ne peux même pas dire que je regrette « le bon vieux temps ». Je fais partie d’une fondation qui s’appelle Culture & Diversité, qui a pour mission de favoriser l’accès aux arts et à la culture des jeunes issus de milieux modestes et de favoriser leur entrée dans des écoles d’art, comme la Fémis en ce qui me concerne. Chaque année, on reçoit sur dossier puis à l’oral un grand nombre de candidats et on en garde quinze, qui intègrent la Fémis trois semaines en été. Je parle avec ces jeunes qui veulent faire du cinéma sans se l’avouer car ils viennent d’un milieu modeste. Et quand vous leur parlez de cinéphilie, d’Antonioni, de Kazan, de Wajda, de Visconti, de Jules Dassin, cela ne leur évoque rien. On peut relativiser en se disant qu’il s’agit de notre cinéphilie qui nous a construits, que ce sont nos rêves et que le cinéma, pour eux, commence à peu près à Matrix. Mais si je leur parle de Bertolucci, qui est plus moderne que Visconti et plus proche de leur génération, cela n’éveille aucune réaction non plus…
J’en discutais avec une enseignante de la Fémis, je lui conseillais de revoir Naissance d’une nation de Griffith, malgré son propos discutable, le Cuirassé Potemkine ou Octobre d’Eisenstein et de se focaliser sur les plans car toute la grammaire du cinéma est là. Les cinéastes n’avaient pas de drones à cette époque (heureusement pour eux…) ni de grues et ils élaboraient leurs plans à partir de dirigeables. Mais cela n’intéresse plus les jeunes car le cinéma, aujourd’hui, passe par le smartphone, par les images réduites, la 3D etc.
Nous parlons de l’actualité la plus brûlante, il est toujours complexe dans ce cas de prendre de la hauteur. On est emporté par la situation mais un jour, nous verrons que nous avons traversé une transformation radicale. Avant, quand les télévisions n’étaient pas encore des home-cinémas et quand les smartphones n’existaient pas, l’image était une rareté, on allait au cinéma une fois par semaine et on passait deux heures éblouissantes à regarder des images animées, qui étaient réservées à ces salles étranges, plongées dans le noir ; aujourd’hui, nous sommes saturés d’images omniprésentes, qui ne disent et ne représentent plus la même chose. Les images nous impressionnent désormais moins, puisque chacun peut trouver l’équivalent sur son portable. Il n’y a donc plus rien de nouveau et pour tenter de préserver un tant soit peu les émotions que les gens ressentaient devant les images, on s’abîme dans la surenchère : on fait des sur-effets spéciaux, des sur-explosions de voitures, des sur-cascades. Mais cela n’aura qu’un temps.
- Le cinéma a toujours obéi aussi à une logique de rentabilité mais ce qui a changé, c’est, comme vous l’écrivez dans votre livre, la manière dont on évalue les attentes des spectateurs, qui deviennent consommateurs, à partir de courbes statistiques, d’études de parts de marché, d’algorithmes, de sondages. Cela aboutit à une liste de mots-clefs à partir desquels on élabore un scénario. Le cinéma est-il devenu un business comme les autres ? Une démarche publicitaire ?
Il y a de cela en effet et Julia elle-même se laisse prendre : elle fait de la publicité pour les voitures, elle sponsorise une course de voiliers… Mais elle ne l’a pas fait de sa propre initiative, elle a répondu aux sollicitations résultant d’un coup de chance. Elle s’était mise en tête de sauver un baleineau échoué sur la plage, à marée basse, s’est fait prendre en photo malgré elle et est (re)devenue grâce à cela une star. Imaginez-vous aujourd’hui une grande star, seule dans un estuaire, en train de creuser dans le sable un canal pour sauver un énorme poisson ? Cela ferait le tour du monde. Dans le roman, c’est la même logique : les gens se rendent compte que cette femme qui se jette pratiquement à l’eau est l’actrice Julia Beller et elle surfe là-dessus, grâce à Abdul qui publie cette photo sur les réseaux et qui prend en main sa réputation numérique.
- Si Julia a pu de nouveau être médiatisée et revenir sur le devant de la scène, alors les réseaux sociaux ne sont peut-être pas forcément mauvais.
Elle est médiatisée mais elle prend néanmoins garde à ne pas verser dans l’excès et elle comprend comment il faut s’y prendre. De nombreux utilisateurs d’Instagram estiment qu’ils doivent se montrer eux, d’autres pensent plutôt qu’ils doivent montrer ce qu’ils voient. Pour sa part, elle réussit à garder une distance car c’est sa culture. Mais pour ce qui concerne la technique et les réseaux, elle est pilotée par un jeune homme de vingt ans qui voit en cette occasion une véritable aubaine et vice versa. Ce sont des liens bâtis sur quelque chose d’étrange, de fugace, du sable, littéralement. C’est ce qui fait la force mais aussi la fragilité de leurs liens. La relation importante qu’ils ont construite est un colosse aux pieds d’argile. C’est donc à la fois un bon et un mauvais départ.
- Votre personnage principal est une actrice et non un acteur. On sait combien l’apparence physique d’une femme est important pour sa carrière ; à partir d’un certain âge, et c’est le cas de Julia dans votre fiction, les actrices ne trouvent plus de rôle, hormis ceux de grand-mères bienveillantes, comme vous l’écrivez. Ce phénomène ne touche-t-il que les femmes ? Les mentalités n’évoluent-elles pas ? On voit en effet des actrices âgées continuer leur carrière.
La France est, à mon avis, une exception de galanterie. On continue à écrire pour nos actrices devenues âgées, qu’il s’agisse de Catherine Deneuve, de Fanny Ardant, des deux Isabelle [Adjani et Huppert], car elles ont eu des carrières magnifiques mais les films qu’on écrit et qu’on réalise pour elles fonctionnent de moins en moins. On a, en France, cette élégance et cet avantage sur le système américain où Meryl Streep, par exemple, a dû batailler pour conserver des rôles dignes de ce nom. Elle avait une quarantaine d’années quand elle a joué un rôle « masculin », d’action, dans le film de Curtis Hanson, La Rivière sauvage (The River Wild), où elle descend les rapides en canot. Ce rôle était taillé à la mesure d’un homme mais elle a su se l’approprier.
En ce qui concerne les « grands rôles », il n’y en a plus tellement pour des actrices de l’âge de Julia (la soixantaine), y compris en France. Elles tiennent le plus souvent des seconds rôles. Les jeunes gens de 25-30 ans que je rencontre ne portent pas le même regard que moi sur elles. Des films comme Amour de Haneke (que je mentionne dans mon livre) ou La Vie devant soi d’Edoardo Ponti sont exceptionnels, on en compte un ou deux de cette qualité tous les dix ans. Dans les années 70-80, une Simone Signoret pouvait charger un film de son vécu et jouer avec son visage qui n’avait pas été « trafiqué » par la chirurgie esthétique. Aujourd’hui, il y a une tendance à gommer son vécu et ses imperfections et cela ne concerne pas que les actrices mais tous les gens qui s’exposent et même ceux qui ne s’exposent pas, d’ailleurs. Si vous regardez l’affiche du Secret de la cité perdue, en salles actuellement, vous remarquerez à quel point le visage de Sandra Bullock a été retouché. Cela concerne moins les hommes, même si cela commence à se voir en Amérique.
- Julia loue sa présence à une soirée d’anniversaire : elle fait l’animation contre rétribution, comme si elle était une femme-objet dont on dispose. Est-ce la conséquence de cette nouvelle proximité, de cette désacralisation de la star ?
C’est à la fois une désacralisation et une source de revenus. Quand on tourne moins, c’est assez pratique. Si l’on demande à des personnalités de se rendre à tel endroit sur un week-end, avec interview, conférence de presse etc., de serrer des mains et de se faire prendre en photo avant de rentrer, le tout contre rémunération souvent généreuse, la plupart n’hésitent pas. Cependant, ces choses-là restent assez discrètes. Beaucoup ne font pas cela en France, peut-être par retenue ou par honte. Marcello Mastroianni tournait des publicités au Japon (d’où le clin d’œil de Bill Murray qui vend du whisky au Japon dans Lost in Translation de Sofia Coppola). Et inversement, George Clooney ne diffuse pas ses publicités pour le café aux Etats-Unis. Mais cela lui permet de gagner une fortune. Brad Pitt le fait aussi pour du café mais c’est moins réussi, il n’a pas trouvé une formule comme « What else? », qui reste dans les têtes et qui est devenue une sorte de gimmick ou de slogan. Et dans ce cas-là aussi, la publicité n’est pas diffusée sur son territoire mais en Europe.
- Julia dit : « La grande famille du cinéma n’existe pas. Nous sommes des êtres solitaires. » C’est un constat assez sombre, qui rejoint celui encore plus amer d’Ornella Muti quand elle disait que « la grande famille du cinéma n’existe pas, c’est un milieu où tout le monde se déteste ». Est-ce également le vôtre ?
Je ne savais pas qu’Ornella Muti avait dit cela mais je nuancerais son propos ainsi que celui de Julia. Le cinéma est une famille qui n’a pas de liens profonds. Je veille néanmoins à distinguer le monde du cinéma du petit monde du tournage. Sur un tournage, les liens sont très forts, mais ce sont des liens qu’on choisit, comme des rencontres amoureuses ou amicales. Et s’il s’agit d’un tournage qui a lieu loin de vos ports d’attache (à l’étranger par exemple), les sentiments seront exacerbés. Cela s’apparente quelque peu à un long voyage en bateau pendant lequel vous ne toucherez pas terre pendant huit semaines. Dans ce cas, vous appréciez très fortement les gens avec qui vous avez des atomes crochus, comme s’il fallait faire le tour de la relation, et vous repoussez tout aussi fortement les gens avec qui vous ne vous entendez pas, comme s’il fallait mener très vite cette relation à son terme. Il y a beaucoup d’affectif sur un tournage. Un metteur en scène peut justement travailler avec et s’en servir. Pendant un tournage, ce dernier est bien souvent la figure paternante, mais c’est peut-être moins vrai aujourd’hui. Les acteurs sont les piliers qui doivent être respectés. Les assistants, quant à eux, seraient plutôt les enfants turbulents. Mais il ne s’agit pas d’un sentiment familial. On a huit semaines pour se connaître ; et pendant ce laps de temps, des clans et des bandes se constituent.
- Vos propos font écho à ce qui est sans doute l’un des plus beaux passages de votre roman, quand les jeunes Julia et William se rencontrent sur un tournage, dorment ensemble sur le plateau après avoir demandé à l’équipe de les laisser et se font filmer à leur insu par le metteur en scène qui en fait une scène d’amour du film. Tout cela se déroulant avec la complicité attendrie de l’équipe. Peut-être s’agit-il d’une famille dans ce cas, finalement ?
Cela se peut mais on n’est pas obligé d’appeler cela une famille. Plutôt un groupe qui s’est constitué pour une aventure.
- La formule est moins jolie…
Certainement mais elle correspond davantage à ce phénomène de bande. Dans cette histoire, tout le monde est complice de ces deux acteurs qui se sont cherché pendant quelques heures avant de se rendre à l’évidence et de s’isoler pour faire l’amour. Tout le monde parmi l’équipe sait ou saura tôt ou tard. Mais ce qu’il se passe sur un plateau de tournage ne sort pas du plateau.
- On se plaît, sous la figure de Julia, à tenter d’identifier telle ou telle actrice. Quelle a été la part d’imagination et celle de la réalité ? Par exemple, le portrait de ce réalisateur tyrannique qui prend plaisir à dominer les actrices, jusqu’à les humilier, fait penser à Hitchcock.
Il y a de la réalité, du fantasme, de l’imagination, et de la mémoire de situations dont j’ai été témoin et que j’ai retranscrites en les tournant autrement ou en les romançant. J’ai pu le faire car j’ai une longue carrière derrière moi. J’ai commencé en 1971 en tant qu’assistant réalisateur jusqu’en 1984, et dans ce cadre j’ai travaillé avec Marlène Jobert, Stéphane Audran, Romy Schneider, Claudia Cardinale, Hanna Schygulla, Anouk Aimée… J’ai assisté à des caprices, des retards, des angoisses, et j’ai connu des actrices gentilles ou d’autres qui étaient de fausses gentilles. Et quand je suis moi-même devenu metteur en scène en 1986, j’ai collaboré avec sept à huit grandes actrices. J’ai aussi ma propre culture dont je me suis servi.
J’évoque en effet un metteur en scène tyrannique. Il y en a dans la vraie vie, j’en connais (hommes et femmes, soit dit en passant). Mais mon vrai plaisir a été de développer des situations incendiaires que j’avais vu poindre et que j’ai réussi à éteindre ou maîtriser. Je me suis régalé à imaginer et installer des rencontres entre Julia et de vraies personnes, comme avec Romy (quand celle-ci vient féliciter Julia au festival de San Sebastian en lui conseillant de « tout donner ») ou Chabrol (la citation que je rapporte est d’ailleurs à peu près authentique). J’ai navigué en partant de choses vraies ou vraisemblables et en les développant.
Le couple qui tourne une scène d’amour et qui dit à l’équipe de les laisser tranquilles au lit, je l’ai connu aussi. Ce sont des anecdotes tellement frappantes qu’on a envie de les raconter, même si je ne devrais pas…
- Il y a plusieurs histoires d’amour qui sont évoquées : celle entre Julia et William ou celle entre Julia et Abdul mais dans un autre genre, plus filial. Julia avoue ainsi : « Aimer est plus bouleversant qu’être aimée. » Peut-on dire de votre roman qu’il est aussi ou avant tout une histoire d’amour, davantage que l’histoire d’une actrice sur le retour ou d’un certain type de cinéma qui se meurt ?
On pourrait parler d’histoires d’amours, au pluriel. Ou des histoires d’amour. Les deux formulations me plairaient. Il est difficile, y compris pour moi, de définir ce qu’il se passe entre Julia et Abdul. Cela commence par de la gratitude, puis cela devient de l’admiration. Abdul est un gosse qui vit un présent complexe, qui est solitaire. D’un coup, une personne très importante, qui a été connue, reconnue et célébrée, s’intéresse à lui et à sa vie. Cela le bouleverse et réciproquement. Elle le reconnaît elle-même : « Il remplissait mon existence et moi je donnais un sens à la sienne. » La clef se trouve ici. Et ces sentiments sont sincères des deux côtés. Il ne s’agit pas de désir mais cette relation est révélatrice, sans vouloir faire de la psychologie de bas étage, d’un manque chez elle, dû à l’absence de son fils qui s’est éloigné d’elle aux sens propre et figuré du terme, puisqu’il vit en Australie. Si ce fils, qui s’appelle Mickaël, l’aime et l’admire à sa façon, il n’assume pour autant pas d’être le fils d’une star.
Un gamin perdu de vingt ans, dont la mère vit seule, chichement et qui a du mal à subvenir à ses besoins, évoque donc forcément des choses à Julia ; Abdul, à l’inverse, voit en Julia une femme plus âgée que sa mère, qui a une certaine aisance, qui l’héberge, l’instruit et qui ne le met pas dans une case. Sa villa est le seul endroit où il est bienvenu : il a une chambre, il est utile… Tout cela ne fonctionnerait pas si ces deux-là n‘avaient pas un projet en commun, à savoir le retour de Julia au premier plan.
- Le roman vaut aussi par la profondeur de ses personnages pleins de contradictions : Julia est une femme qui se veut libre et débarrassée des conventions mais elle n’hésite pas à rendre Abdul dépendant voire prisonnier ; ce dernier est tiraillé entre l’attirance qu’il éprouve pour elle, sa jalousie, sa volonté de la protéger comme si elle était devenue sa création et en même temps, il sait qu’il n’appartient pas à son monde. C’est peut-être la raison pour laquelle vous abordez le récit du point de vue de personnages différents.
En effet, chaque point de vue de tel personnage (Abdul, l’ex-mari, l’agent, le fils, l’habilleuse…) sur Julia, qui reste le point central du récit, constitue un chapitre. C’est intéressant car ils ne disent pas tous la même chose. Julia considère par exemple que l’argent est fait pour filer entre les doigts alors que son entourage s’inquiète du fait qu’elle dilapide son patrimoine et qu’elle soit incapable d’économiser. Elle est protégée par tout un cénacle : son agent, son ex-mari, son amie, son fils…
J’ai vu dans mon parcours de metteur en scène des acteurs ou actrices s’amouracher ou, du moins, se prendre de passion ou d’intérêt pour une personne qui n’était pas cinéaste ou technicien. Le lien avec Eve de Mankiewicz se trouve là : si Abdul n’est pas manipulateur comme Eve Harrington, il entre dans la vie de Julia comme Eve entre dans celle de Margo. C’est confortable pour Julia car il s’occupe de tout, elle le nomme régisseur et le rémunère. Elle se toque de lui car elle en a besoin mais, en même temps, la relation est absolument sincère et évidente. On ne la soupçonne pas de tricherie sous-jacente. Puis survient, dans la vie de ces actrices en général, et de Julia en particulier, quelque chose de bouleversant : l’arrivée d’un homme qui devient amant, un rôle sublime etc. Et la personne qui était jusque-là l’objet de ses soins et de son attention est subitement délaissée.
Comme les acteurs ou actrices jouent beaucoup sur l’affect, ils prennent ce que la personne leur apporte et donnent aussi mais un peu moins ; ils ont l’expérience, ils connaissent les sentiments, ils savent répondre à quelqu’un qui les aime ou les admire mais ne se rendent pas compte de la fragilité des gens qui évoluent dans leur sillage et qui leur sont attachés. Les acteurs et actrices jonglent avec les sentiments car ils les ont joués sur scène, on en revient à ce que je disais plus haut sur l’influence des rôles des interprètes dans leur vie au quotidien. C’est un mélange de jeu et de sincérité. Eux-mêmes auraient du mal à les démêler alors qu’ils font face à des gens qui ne trichent pas, qui sont entiers et qui n’ont pas cette culture des émotions qu’on peut vivre tout en les jouant. Le déséquilibre vient de là et Abdul s’est laissé entraîner. Il a connu une Julia dépressive qui, dès qu’elle rentre dans la lumière, s’éloigne de lui. C’est une grande leçon que j’ai retenue : les grands acteurs ou grandes actrices partagent tout, sauf la lumière. C’est leur moment. « Tu m’as peut-être aidé à me mettre dans la lumière mais maintenant c’est moi, c’est mon tour. » Ils ont cette force, cet égoïsme, qui les font subsister.
- La Dernière Vie de Julia B. est également une histoire de rédemption : si Julia apprécie Abdul, c’est parce qu’il a une histoire, un passé, et elle va lui tendre la main. A travers la rédemption d’Abdul, c’est peut-être elle aussi qu’elle cherche à sauver, d’où son « sacrifice » à la fin du roman ?
Sans vouloir dévoiler la fin de l’intrigue, son attitude, à ce moment-là, est étrange ; je suis persuadé que ce qui lui vient de suite à l’esprit est une scène de film dramatique, qu’elle n’a pas tourné. Elle se dit certainement : « Dans cette situation-là, j’aurais pu jouer ça donc je vais le faire. » Plein de choses se mêlent : en premier lieu protéger son amant, puis se donner le beau rôle et, en même temps, assumer ce qu’il s’est passé en prenant sur elle le drame final. C’est un mélange indissociable entre une responsabilité évidente, une volonté de protéger et se protéger et l’opportunité sournoise d’occuper la première place. Elle ne sait pas ce qui, parmi ces trois possibilités d’explication de son geste, prime. Et le fait qu’elle décide de se consacrer ensuite corps et âme au théâtre, dans cette adaptation d’Eve, montre qu’elle est sous le choc. Une des phrases-clefs du livre apparaît lorsqu’elle se dit quelle ne doit pas reporter sur Clarisse (sa jeune partenaire qui joue le rôle d’Eve au théâtre avec elle) tout l’amour et toute l’attention qu’elle portait à Abdul. Elle veille à ne pas désigner une nouvelle personne à qui elle va prendre et donner, ce qui est difficile car pour elle, aimer est une nourriture.
- Votre roman est aussi, comme dans vos films, une invitation au voyage au bout du monde : l’histoire débute par un festival de cinéma en Sibérie, s’ensuit une réception en Uruguay et l’on se transporte enfin dans la villa de Julia en Bretagne. Sans parler de son fils qui habite en Australie. Le dépaysement compte-t-il autant pour le romancier que vous êtes que pour le cinéaste ?
Le voyage coûte en tout cas moins cher dans un roman que pour un film ! Mais plus sérieusement, cela compte tout autant, très certainement. Je me permettrais davantage de dépaysement au cinéma si cela n’avait pas un coût ainsi exorbitant. C’est pour cela que mon premier film, La Femme de ma vie, était parisien : il faut, dans ce cas-là, imposer sa patte et on n’a pas le temps de faire des dépenses. Le deuxième, Je suis le seigneur du château, est aussi très dépaysant car on est enfermé dans un château, perdu dans la forêt magique qui l’entoure ; Indochine, c’est l’Asie ; Est-Ouest, ce sont la Russie et l’Ukraine ; Man to Man l’Afrique du Sud et l’Ecosse ; Le Temps des aveux, le Cambodge… J’ai en effet besoin de m’évader et je m’en suis donné à cœur joie dans mon premier roman, Les Prix d’excellence, où je me suis permis des flashbacks, des sauts dans le temps, des voyages en Corée du Nord et du Sud, San Francisco, l’Afrique… Je n’avais pas de limites car tout est permis dans les romans, contrairement aux films. Le scénario contraint toujours et on se contraint soi-même : on peut avoir l’idée d’une scène extraordinaire avec mille figurants mais on ne peut pas la réaliser car c’est trop grandiose. On n’écrit pas un scénario avec la même liberté, on est conditionné.
- On retrouve aussi un des grands thèmes de votre cinéma, qui est la mer ou l’océan. Indochine et Est-Ouest débutent avec des plans sur la mer. Dans votre roman, elle joue aussi un rôle : c’est l’océan Atlantique à proximité de la villa, c’est aussi la mer qui sépare Julia de son mari qui vit en Angleterre, de son amant en Uruguay, de son fils en Australie.
Ce serait plutôt l’eau en général. Dans Est-Ouest, quand le jeune Sacha se fait renvoyer de la piscine où il s’entraînait pour un championnat, Marie (incarnée par Sandrine Bonnaire) le jette dans le fleuve, le Dniepr, pour qu’il poursuive son entraînement et il finit par nager dans la mer pendant six heures pour fuir l’URSS. Je me souviens que la revue Positif avait intitulé son article sur Est-Ouest : « L’eau du mélo ». Dans La Femme de ma vie, le héros Simon, un violoniste alcoolique, intègre les Alcooliques Anonymes, il joue le jeu et finit pas ne boire que de… l’eau. Le Seigneur du château finit en plein océan ; le roman de Susan Hill évoquait une petite maison, un bosquet et une mare et j’en ai fait un château, une forêt et un océan. J’ai lyrisé Indochine, qui commence sur la rivière des Parfums ; le héros est un officier de marine, une partie de l’histoire se déroule sur la baie d’Along… Le fluide est un élément dans lequel je me sens à l’aise. Se baigner dans l’océan vivifie le corps et la tête. Je ne peux pas vivre sans cela.
- Pour terminer, avez-vous des projets particuliers ?
J’ai un film en préparation, dont je suis en train de terminer le scénario. Il s’appelle La Réparation. Je n’avais pas tourné depuis 2014 car je n’avais pas eu de coup de cœur. J’ai reçu des offres qui ne m’ont pas intéressé et l’envie d’écrire m’a pris. Mon premier roman m’a demandé un an et demi voire deux ans ; j’ai écrit celui-là pendant le confinement. Et dans le même temps, j’ai élaboré un scénario, sur lesquels je planche depuis deux ans et qui est presque prêt.