« Au commencement était le Verbe. » (Genèse). Si le cœur du monde s’est mis à battre depuis une pensée créatrice, il faut bien que ce cœur soit animé, qu’une âme l’habite. Nous qui composons cette Création, peut-être nous faudrait-il croire alors que nos âmes sont les fragments étoilés du mystère de l’origine du monde. Peut-être nous faudrait-il croire que chaque âme est habitée d’une intuition créatrice qui lui est propre et qu’il nous appartient de cultiver avec amour pour s’élever et élever le monde. Christiane Rancé n’a pas d’autre ambition que celle-ci dans Le grand large : dans ce voyage physique et spirituel qu’elle nous livre avec poésie, l’auteure nous délivre sa quête d’antidote contre la monotonie du monde et le combat intérieur épuisant d’une âme qui, aspirant à la grâce, est ramenée à la douloureuse fracture de son cœur par le poids du mal qu’elle cause ou qu’elle constate. Héritière incontestée de Simone Weil en ce sens, Christiane Rancé signe le récit d’une épiphanie.
“Homme libre, toujours tu chériras la mer !”
Baudelaire, Les Fleurs du Mal.
Le chant des sirènes
Le voyage vers le moi présenté par l’auteure répond à une impulsion première composée de citations qui, mises en correspondance dans un carnet par le hasard – par les dieux, qui sait ? – constituent en une énigme mystérieuse l’appel de cet Ailleurs qui est moins un espace qu’une disposition du cœur à définir le vide qui l’habite. Entre le « vrai lieu » imaginé par Yves Bonnefoy comme un « point de l’univers » dont la disposition de couleurs et de formes correspondrait « de façon véritablement nécessaire et intérieure à tout ce que nous pouvons désirer du monde » nous faisant parvenir à un « état de transparence », et ce « quelque chose d’absent qui [toujours] me tourmente » révélé par Camille Claudel, Christiane Rancé relie les points et trace une constellation. Le dessin de celle-ci murmure alors le « Mystère” chanté par Mallarmé et cité par l’auteure : la « réciprocité de preuves » entre « l’homme, puis son authentique séjour terrestre ». Dès lors, l’appel à prendre le large se fait plus insistant et comme le chant des sirènes, irrésistible : il faut partir, « non pas pour se distraire, mais pour se définir » écrit Christiane Rancé, pour « concevoir comment accomplir pleinement mon humanité » en dehors du confort opaque et installé d’une vie établie familialement et socialement. Il s’agit de « fuir seul vers le seul » dirait Plotin et tenter de découvrir ce « vrai lieu » qui est une « raison formelle de vivre ». « La fonction du voyage aurait été justement de le retrouver. » (Yves Bonnefoy). Et bientôt, le voyage se présente sous une forme aussi sauvage que pure, aussi poétique que dure : il se présente à Christiane Rancé sous la forme d’une traversée océanique en cargo. Assaillie par le doute et l’excitation tour à tour, l’auteure finit par saisir l’occasion de se trouver avec le sentiment de pouvoir enfin sortir d’une routine léthargique imperméable au malheur comme à la joie. Il s’agit de trouver son cap et de le maintenir jusqu’à l’horizon des matins de plénitude. « Nous connaissons ton noble passé, / Nous connaissons ce que réserve l’avenir./ Arrête-toi un moment avec nous, et repars ensuite, / Un homme content, un homme plus sage. » chantent les sirènes à Ulysse.
Il faut partir, « non pas pour se distraire, mais pour se définir », pour « concevoir comment accomplir pleinement mon humanité » en dehors du confort opaque et installé d’une vie établie
L’âme e(s)t l’océan
Au milieu de l’océan, l’écrivain est traversée de bleu. Sa pensée se mêle au souffle marin et effleure l’éternité. « Ma pensée s’émancipe, m’émancipe, petite fleur violette sur la vague ultramarine qui fleurit et m’épanouit le cœur, l’âme, la peau en un seul point confondus, minuscules et sans limite.”. L’ « azur » qui « hantait » Mallarmé de sa « sereine ironie » inspire au contraire à Christiane Rancé une « avant-veille de l’Eden. Pas de trace de l’homme : le sillage unique et aussitôt refermé, la route tracée sur les étoiles, toutes les saisons dans chaque seconde qui me traverse et me déride. » Commence dès lors ce voyage vers soi-même, première communion à l’incarnation du temps qui passe : la mémoire. « Je l’ignore encore, écrit-elle, mais j’ai commencé le long et immobile voyage de l’introspection, un éloge de la distance : celle de mes souvenirs. ». Dans cette quête du « vrai lieu », le passé se conjugue au présent et les deux instances s’annulent dans une « joie de genèse, ronde, circulaire, pleine et originelle » qui chante l’être et fait aspirer l’écrivain à « une amnésie totale du futur » . Seul repère temporel : « la grande roue des étoiles : le temps est stellaire. » Alors, contre l’emprise du temps, il y a la poésie qui fige le passage en le sublimant. Apollinaire avait-il un autre dessein que celui de conjurer l’écoulement du temps et de verser à l’éternité lorsqu’il écrivait : « Mon beau navire, ô ma mémoire/ Avons-nous assez navigué /(…)/ De l’aube au triste soir. » ?
« L’Eternité retrouvée » par la poésie : « C’est la mer allée / Avec le soleil ! » (Rimbaud)
« Panta rhei » déclare Héraclite. Tout coule, tout fuit. Mais l’encre versée laisse au moins une trace et consacre la beauté à l’éternité. Couleurs, formes, nuances, tout doit dire le miracle du beau : « Pour la première fois, la mer est bleue intensément. Hier, elle était noire : papier carbone froissé, crêpelé, annonce du pot au noir. » Se laisser traverser de contemplation, serait-ce l’ « état de transparence » qu’évoque Yves Bonnefoy ? C’est un état que Christiane Rancé semble atteindre dans ce morceau de poésie : « Comment décrire le paysage du ciel et de la mer ? Hier encore hérissée, opaque, toute pointue de vaguelettes, et ce matin consentante, languide, un miracle de lumière liquide. (…) et, à la diagonale du soleil, des milliers et des milliers de scintillements, une poignée de diamants jetés dans l’infini. » La poésie se fait prière et la communion à la beauté état de grâce. Dans la bouche de Christiane Rancé, il semble au premier abord qu’on n’accède au « vrai lieu » que par la folie ou l’extase. « Je ne voulais pas de « vestiges », ni rien qui serait une pâle imitation de l’extase, et non moins renoncer à la connaître encore. » Ce peut être une limite : ne peut-on se trouver intimement sans chercher à emplir son âme d’absolu, si rare et ténu ? Le lyrisme induit par l’extase ne laisse-t-il pas une douleur d’autant plus amère lorsque l’imprévu et la pureté ont déserté la réalité ? « A mon retour, je reprendrais mon rythme habituel. Oui mais alors – quel effroi ! (…) : tout ce que j’aurais vécu resterait vain. Jamais je ne trouverais mon « vrai lieu ». » Ne faudrait-il pas croire que le « vrai lieu » se tient dès lors dans le regard d’espérance que nous portons sur l’imperfection du monde ?
Ne faudrait-il pas croire que le « vrai lieu » se tient dès lors dans le regard d’espérance que nous portons sur l’imperfection du monde ?
La juste célébration de la vie
« On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux » écrit Antoine de Saint-Exupéry. La raison se jetterait sur une certaine image du bonheur, un conformisme de l’essentiel, quand le cœur détecterait le vrai dans l’ailleurs, dans l’imparfait assurément, dans l’échec aussi. Un deuxième voyage en cargo avorté fut l’occasion pour l’auteure de vivre l’expérience du naufrage et par lui de mettre à l’épreuve son espérance. Naufrage d’un fantasme, naufrage du courage dont elle a manqué pour poursuivre son aventure contre vents et marées. « Les grilles du port marchand s’étaient à peine refermées derrière moi qu’un regret désespéré m’anéantit. Qu’avais-je fait ? J’étais en train de vivre une aventure tout à fait réelle, de cette réalité qui nous façonnait tous en profondeur et je l’avais fuie au premier prétexte. Etais-je décidément si lâche ? ». Pourtant il est ce qui permet à Christiane Rancé de peser le « manque » dont parle Camille Claudel, de prendre conscience de ce que « rien ne [l]’avait encore préparée à tourner [son] regard vers l’intérieur de [son] âme. ». « Je ne savais pas encore contempler les choses qui ne se voient pas. » Dans sa quête d’absolu, Christiane Rancé paraît avoir dans un premier temps idéalisé son « vrai lieu » à travers le fantasme d’un paradis terrestre, provoquant fatalement la déception à sa brisure. Pour autant, la lecture de Melville réveille en elle l’idée que même le naufrage doit être un absolu : « Si donc, après tant d’angoisses cruelles, le verdict devait proclamer que le havre d’or n’a pas été atteint, qu’importe ! Pour le voyageur hardi, mieux vaut sombrer dans l’abîme insondable que flotter sur les bas-fonds vulgaires. Ô dieux ! Si je dois naufrager, que mon naufrage soit total ! » lit-elle au lendemain de son naufrage. S’il faut mourir, que ce soit avec panache ! C’est cet « honneur de la lutte » que Christiane Rancé découvre en Argentine, une « incurable morsure à l’âme » d’un pays plein de violence néanmoins « circonscrite à la criminalité », contrairement au « désespérant consentement à l’atmosphère d’agonie générale » que l’auteure sent en France. Il faut habiller chaque événement de noblesse et habiter chaque quête avec hardiesse. Cela exige de ne pas s’apitoyer, de faire le deuil de ses souffrances. D’avoir la foi, en fait. La foi en l’autre, la foi en l’amour.
Alors, revenir à soi par l’amour
Qu’est-ce que le « grand large » au fond ? Quel est ce « vrai lieu » dont chacun porte intimement le manque ? Le moment d’éternité où le physique épouse le spirituel peut-être, produisant une ascèse qui s’assimile à une prière. Christiane Rancé écrit en ce sens qu’elle a commencé, grâce à l’oraison de Saint Benoît, à « entrevoir la lumière qu’apporte la recherche, dans tout acte entrepris, dans tout travail, en toute amitié, d’une perspective religieuse. » Il s’agit en somme de sourire au monde, avec l’ « impératif moral de reverdir [sa] foi dans la vie, et pour cela, d’inventer un antidote qui pourrait être, tout simplement, un sourire nouveau. » Ce sourire, il monte aux lèvres de l’auteure dans ce qui se mue en un nouveau baptême. Alors qu’elle se baigne dans « l’eau violine du río », son âme s’apaise, ses « inquiétudes se sont commuées en sérénité » . Elle se fait créature nouvelle « dans l’Eau et dans l’Esprit » : « La vie qui passe, l’eau lavant l’âme, la renaissance au sortir de cette plongée dans un fleuve étranger » (p.223). Si le premier voyage en cargo avait marqué le début de la quête du « vrai lieu » de l’auteure et si l’échec de son deuxième voyage lui avait fait se rendre compte du courage nécessaire à la poursuite de la vérité, sa baignade dans le fleuve marque une nouvelle étape de sa conversion intérieure : elle est la prise de conscience que le voyage est une bataille pour et par l’amour qui fait poser sur le monde un regard de foi et d’espérance. Thèse, antithèse, synthèse : le hasard – la Providence ? – obéit-il à la dialectique hégélienne ? « J’ai souri. Je venais soudain de comprendre que le monde n’est pas un spectacle qui s’offre à moi, mais le fruit d’une initiation qui commence par l’amour. »
Dans la quête de son « vrai lieu », Christiane Rancé nous invite à un voyage de mémoire, motivé par « l’obligation de se souvenir »
Aux commencements – et aux retours – était le chant des baleines…
La commémoration des jeunes argentins victimes de la dictature, le voyage jusqu’à Nantucket sur les pas de Moby Dick de Melville, les souvenirs de l’enfance sous les groseilliers, les doux instants d’une amitié à la Montaigne… Dans la quête de son « vrai lieu », Christiane Rancé nous invite à un voyage de mémoire, motivé par « l’obligation de se souvenir » (p.234). Elle évoque, à la suite de Dante, une « solidarité spirituelle éternellement agissante entre les vivants et les morts » en ce qu’elle produirait « une charité réciproque et sans cesse renouvelée en même temps qu’une circulation de grâces incomparable. Un outre-voyage. » (p.166). Un voyage spirituel dont la marche se mesure à l’amour donné pour embellir le monde et se faire co-créateur. « Je vais tenter de m’atteler tout entière à un travail authentique. Une œuvre. Je ne sais pas encore quelle sera sa nature, mais qu’importe : charité, poésie , jardin. La condition pour mesurer son honnêteté : rester son obligée, n’en attendre rien d’autre que la beauté qu’elle pourrait révéler, et l’amour qu’elle pourra donner. (…) si j’échoue, du moins que j’abandonne, derrière moi, un lieu plus fleuri et plus joyeux qu’à mon arrivée sur terre. » Alors le paysan cultive la terre, l’artisan travaille le matériau et le poète chante le monde. À leur manière, ils participent d’une genèse nouvelle qui répond à l’énigme de l’univers que le chant « puissant, intraduisible et inoubliable » de la baleine fait vibrer dans l’âme de l’auteure : « En lui, l’essence de tous le départs, de tous les retours. (…) Ce chant m’inoculait une joie et une secrète angoisse – la tension d’un infini commencement, d’une irrécusable absence. J’ai fermé les yeux, la respiration emplie de mer. L’impératif du Mystère m’a débordée. » (p.302). Et l’auteure de faire advenir le « vrai lieu » de son cœur par l’œuvre littéraire. Coup de génie : la genèse qu’elle recrée en fin d’ouvrage, laissant à la réalité le soin de cultiver le « vrai lieu » une fois la plume posée et l’encrier refermé. Au septième jour, il s’agit de « sanctifier l’œuvre de création » incarné par le récit lui- même. C’est l’histoire du retour : revenir le même mais un autre, en appréhendant avec foi le mouvement, en s’accrochant au beau, à la vérité, à la poésie… Au chant des baleines.