Dans Quichotte, un spectacle librement adapté du chef-d’œuvre de la littérature espagnole qu’il a créé pour le Festival IN d’Avignon 2024, Gwenaël Morin poursuit son exploration, souvent blasphématoire et sacrilège, de grands textes encensés, auréolés et même sanctifiés par la tradition, comme l’an passé déjà avec son Songe d’une nuit d’été. En allant toujours plus avant dans son travail de désossage des textes, Morin se saisit du matériau littéraire et consacre l’illusion et la fiction comme les leviers centraux de la littérature mais aussi du théâtre. La pièce est à découvrir au Théâtre Paris-Villette du 26 septembre au 12 octobre 2024 avant une tournée en France.
Entre une Jeanne Balibar bouillonnante qui pénètre sur le plateau d’un pas décidé avant de sauter dans une paire de baskets tout confort et les colonnes de pierre de ce qui était autrefois un Marché à Bestiaux et qui ornent encore le même plateau du théâtre Paris-Villette, le spectacle Quichotte – qui n’est plus Don d’ailleurs, amputé d’une particule genrée inutile et datée – ouvre d’emblée sur le concept crucial de frontière, de limite, de certitude et de vérité pour l’interroger, le mettre à la question et le bousculer, afin de voir ce qu’il en reste après être passé, près de deux heures durant, sous le rouleau compresseur du théâtre et de ses outils.
L’imagination du Quichotte et du metteur en scène
Si le choix d’adapter le roman espagnol s’explique en partie par sa langue originale, mise à l’honneur cet été pour le Festival d’Avignon et par l’inscription du spectacle dans le programme Démonter les remparts pour finir le point, une invitation de Tiago Rodrigues à travailler autour d’une œuvre du répertoire, on perçoit sans tarder une lecture fine et métalittéraire de Morin, qui voit dans Don Quichotte l’occasion de réfléchir directement à ce qui fait illusion ou porte l’illusion au théâtre. Retournant à son art comme il retourne dans l’œuvre de Cervantès à sa quintessence, celle du poids de la fiction et du rôle de l’imagination dans la vie prosaïque, Gwenaël Morin propose un spectacle minimaliste, refusant l’artifice du costume d’époque, les accessoires par trop réalistes ou trop didascaliques. Ainsi, le heaume du chevalier errant de Gwenaël Morin est un carton, à peine troué au niveau des yeux, de ramettes de papier, comme son armure, et sa lance est faite de deux longs morceaux de bois grossièrement attachés par de l’épais scotch. Ces accessoires de bric et de broc précipitent Quichotte-Balibar dans une gaucherie. Elle chute, se relève, tombe à nouveau avant de se redresser encore, rappelant beaucoup dans ses gestes comme dans les modulations de sa voix, aussi cristalline que grave, la détermination d’un enfant, sa persévérance et son désir de faire advenir ce qu’il invente dans une formule aux pouvoirs performatifs : « On dirait que je suis un chevalier errant et toi une princesse ! ». Comme dans la centaine de phrases au conditionnel qui fait naître et alimente les jeux sans fin des enfants, le spectacle de Gwenaël Morin consacre l’imagination, commune au Quichotte, aux enfants et au metteur en scène de théâtre. Dans tout le spectacle se lit ainsi en filigrane une réflexion sur l’illusion théâtrale, ses potentialités et ses limites, dans un retour à la théâtralité dans sa plus simple expression.
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D’enfant rêveur pris dans des jeux de rôles, le Quichotte de Morin devient une image du metteur en scène. Le désir de l’hidalgo de voir en une auberge piteuse un vaste château ou en des moulins de terribles géants mis sur sa route par son ennemi, l’enchanteur Freston, le même qu’il tient responsable de l’autodafé de sa bibliothèque, suffit à créer la chose, à lui donner une forme, ne serait-ce que sous l’impulsion de son imagination transformatrice. La quête de Quichotte est bien celle de celui qui entend « se hâter de mettre son désir en pratique ». Tous autour de Quichotte-Balibar, Marie-Noëlle en Rossinante et en conteur inaugural, Thierry Dupont en Sancho Panza et Gwenaël Morin lui-même en nièce de l’hidalgo, se prennent au jeu, par empathie autant que par moquerie, soulignant la cruauté et la violence de la rupture qui sépare le rêveur des autres.
Au spectacle de la cruauté
Aux prises avec une imagination nourrie par ses mille lectures de romans de chevalerie et de littérature courtoise, Quichotte-Balibar ne se retrouve qu’en devenant cet autre qu’il désire être : « Je sais qui je suis, et je sais aussi qui je puis être » affirme ainsi l’hidalgo, alors que tout le monde autour de lui conspire pour faire disparaître sa bibliothèque, tenue pour seule responsable des blessures qui meurtrissent le corps et l’esprit du chevalier errant. Mais la folie de Quichotte ne lui cause aucune souffrance à proprement parler : c’est de la rencontre hostile avec qui ne suivrait pas ses extravagances que naît la douleur. Il est roué de coups, il est malmené, il est trahi : on brûle avec un plaisir de docte toute sa collection de livres. Devant une Marie-Noëlle qui singe le ton mielleux et ici sadiquement enjoué du savant et de l’universitaire, reconnaissant en de nombreux titres des qualités littéraires indéniables, le spectateur devient alors complice, riant de ce qui est en réalité une torture infame. Quichotte, endormi, ne découvrira le drame qu’à son réveil, se demandant pitoyablement : « Ma bibliothèque ? », soulignant toute la tragédie qui s’est jouée dans son dos, alors qu’il était au pays des rêves.
Car les livres, dans cette scène d’autodafé, ont un pouvoir bien plus grand que celui de nous faire voyager : ils nous mettent à nu, nous révèlent aux autres et à nous-mêmes. Comme les comédiens et comédiennes finissent nus sur la scène après l’énumération des ouvrages à immoler par le feu. La spectatrice et le spectateur ne sont pas insensibles à ce qui semble bien une sorte de déclaration d’amour aux livres de la part du metteur en scène, ou du moins au roman de Cervantès. Il en extrait les scènes majeures, celles connues de toutes et tous, créant une complicité avec le public, une communauté unie autour d’un livre qui dit justement le pouvoir, même politique, des mots et des livres. Pourtant, on regrette encore, qu’aux prises sans doute avec la dense matière romanesque, Gwenaël Morin n’ait pas toujours su s’émanciper de la lettre du texte, qui apparaît littéralement au début et à la fin du spectacle dans les feuillets que tient Marie-Noëlle dont on salue la prouesse. Le roman de Don Quichotte et son texte sont très écrits : ils ont été échafaudés et pensés justement pour la lecture silencieuse, dans tout le calme d’une imagination assise dans un fauteuil, prête à partir sur les routes et à rejoindre une « île où tout est pur et sans mensonges » ou du moins où tout est illusion… un peu comme dans un fauteuil de théâtre.
- Quichotte, D’après Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantes, Par Gwenaël Morin, du 26 septembre au 12 octobre au Théâtre Paris-Villette
- Adaptation, mise en scène et scénographie : Gwenaël Morin
- Assistant à la mise en scène : Léo Martin
Avec : Jeanne Balibar, Thierry Dupont interprète de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche, Marie-Noëlle, Gwenaël Morin - Lumières : Philippe Gladieux
- Travail vocal : Myriam Djemour
- Direction et administration de production, diffusion : EPOC productions
- Crédit photo : © Christophe Raynaud de Lage
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