Zone Critique poursuit son analyse des écrivains médiatiques et controversés de son temps en se penchant aujourd’hui sur l’auteur des Particules élémentaires, de La carte et le territoire, et du récent Soumission : mais que vaut vraiment la superstar de la littérature contemporaine Michel Houellebecq ?
Et si on se demandait plutôt : Que veut vraiment Michel Houellebecq ? Provoquer, déranger, dégoûter ? Ce que guette Michel Houellebecq c’est notre réaction, chers lecteurs. Alors, si l’on s’éloignait des termes « islamophobe, raciste, misogyne » et que l’on reprenait tout à zéro ?
Michel Houellebecq dépeint la société telle que nous la connaissons, sans une once de vernis. Ou plutôt, la société que nous ne voulons pas connaître, celle de l’infâme et du désenchantement. Michel Houellebecq maîtrise l’art de la dualité en décrivant des situations quotidiennes, parfaitement identifiables par le lecteur, qui commence à éprouver une forme d’empathie. Puis, l’auteur se joue de cette identification en plaçant le lecteur assoupi dans une situation glauque, défiant tous les tabous de la société occidentale. L’engouement pour l’œuvre de Houellebecq s’explique ainsi par sa dimension cathartique. L’écrivain recherche une réaction violente chez le lecteur qui se voit purgé de toutes ses passions malsaines et destructrices.
Des personnages de la contemplation
Les romans de Michel Houellebecq sont tous une introspection.
Ils sont tous fondés sur le même schéma narratif. Les premières pages sont constituées d’une biographie, permettant de placer le narrateur dans son parcours freudien. Avec le récit de l’enfance et des études du personnage, Houellebecq insère le personnage dans le monde pour mieux l’en sortir. Il est ensuite décrit en situation de déclin. Les étapes importantes de sa vie sont derrière lui, il se trouve dans la phase finale de son existence, celle du flétrissement.
Las, il cède à la contemplation de la vie humaine. Il devient ainsi un observateur acerbe des travers et des fantasmes de l’humanité. Pour ce faire, l’auteur range l’humanité dans des cases consciencieusement établies en fonction du parcours ultérieur des personnages rencontrés. Le narrateur se complait dans son isolement, et c’est tel le créateur qu’il conserve un point de vue externe sur ce « mammifère ingénieux [1]» qu’est l’homme. Il se rend donc antipathique pour ses semblables. Dans Plateforme, Michel évoque avec délectation ses rapports avec des prostituées thaïes au milieu d’un repas convivial.
Le monde apparait de manière indirecte, par l’intermédiaire de la lecture ou de la retransmission des débats politiques sur iTélé. C’est lorsqu’il n’a plus rien à lire et que sa retransmission radio ne fonctionne plus qu’il n’a pas d’autres choix que de se mêler au monde « Vivre sans lecture c’est dangereux, il faut se contenter de la vie, ça peut amener à prendre des risques [2]»: s’inquiète Michel, privé de lecture, dans Plateforme. Plus tard, l’absence de transition entre lui et le monde devient plus oppressante encore : « Deux kilomètres plus tard, je pris conscience que cette fois je n’avais vraiment plus rien à lire ; j’allais devoir affronter la fin du circuit sans le moindre texte imprimé pour faire écran. Je jetai un regard autour de moi, les battements de mon cœur s’étaient accélérés, le monde extérieur m’apparaissait d’un seul coup beaucoup plus proche. [3]»
La période de contemplation prend fin lorsque survient un événement inattendu – la rencontre avec une femme, un meurtre, l’accès au gouvernement d’un parti musulman. Le narrateur doit alors composer avec ces nouvelles angoisses. Ce changement va forcer le personnage à agir. Dans Soumission, François ne peut que constater que la politique a une incidence directe sur son mode de vie. C’est sans la moindre insurrection qu’il assiste à la fin du monde connu et qu’il se trouve presque par hasard informé des dessous du nouveau gouvernement. Il refuse dans un premier temps ce changement, puis, après diverses confrontations intellectuelles, il finit par se soumettre.
L’écriture du tabou
L’œuvre de Houellebecq est la description d’une réalité inassumée. Il pervertit les thèmes fondateurs d’une société et sombre ainsi dans le récit le plus abrupt d’un quotidien de l’ennui et de la décadence. Ses personnages sont aux marges de la société, et les grandes angoisses de l’occident sont abordées avec le cynisme qui convient.
Dans l’univers houellebecquien, la mort est traitée avec indifférence, quand elle ne devient pas attractive. Elle est perçue comme une phase finale à laquelle le personnage aspire dès lors que sa vie devient un peu trop ennuyeuse. Son amante partie pour l’Israël, François s’interroge sur ce qu’il lui reste à accomplir « en attendant la mort [4]». A l’image de L’étranger de Camus, le personnage houellebecquien ne semble s’émouvoir que de l’aspect administratif de la mort de ses proches. Dès les premières pages de Plateforme, le narrateur se voit confronté à la mort de son père et ainsi aux allers-retours inévitables entre Paris et Cherbourg afin d’en identifier le meurtrier. Dans Soumission, François apprend le décès de sa mère par un courrier qu’il trouve au retour de vacances. N’ayant pas eu de nouvelles de lui, la municipalité l’a enterrée dans la fosse commune. Décision qu’il trouve « gênante », mais qui ne semble pas l’émouvoir outre mesure. Quant à la mort de son père, survenue quelques semaines plus tard, elle est réduite à la simple répartition de l’héritage entre François et sa belle-mère.
Les thèmes tabous de l’occident sont ainsi démystifiés et traités avec légèreté et cynisme.
Les thèmes tabous de l’occident sont démystifiés et traités avec légèreté et cynisme. Le lecteur peut ainsi se détacher du caractère immuable de la mort et en apprécier l’aspect matériel. Il semble que l’on puisse ainsi écrire sur tout et avec les termes que l’on souhaite utiliser. Dans Plateforme, Michel n’a par exemple aucune pudeur à émettre un jugement de valeur sur l’islam, thème très controversé : « C’est vrai, dans l’ensemble, les musulmans c’est pas terrible… [5]».
Enfin, Houellebecq se joue de l’interdit suprême : l’inceste. Dans Plateforme, le personnage de Jean-Yves entretient une relation avec la baby-sitter de ses enfants : « C’était quand même une chance qu’il n’ait pas eu de fille en premier ; dans certaines conditions, il voyait difficilement comment – et, surtout, pourquoi – éviter l’inceste. [6]» L’inceste est l’interdit à la base de toute vie en société, même primitive. En ôtant à l’homme ses tabous et ses peurs, il le réduit à sa condition d’animal. Le mode de vie de celui-ci est basé sur la survie et la reproduction. Les personnages houellebcquiens sont pris dans l’engrenage de la vie moderne qui ne leur permet que la survie par les paradis artificiels tels que l’alcool et le sexe. La survie est déclinée chez Houellebecq comme une forme de résistance à l’ennui d’une vie bien souvent décevante. Quant à la reproduction humaine, il n’en est pas question. L’auteur met en scène des personnages d’une froideur implacable en ce qui concerne leur progéniture. Dans La possibilité d’une île, Daniel raconte tranquillement : « Le jour du suicide de mon fils, je me suis fait des œufs à la tomate.[7] »
Miroir d’une société schizophrène
L’œuvre de Houellebecq est empreinte d’une schizophrénie latente. Le personnage houellebecquien est en tout point un homme du XXIème siècle. Individualiste, il est centré sur ses désirs et sur l’accomplissement de ceux-ci. La société moderne lui permet d’y parvenir sans avoir recours à l’entretien interminable de liens sociaux. Il est le paradoxe même de cette société, qu’il nie de par sa solitude mais dont il utilise les innovations pour vivre confortablement.
Il est intéressant de noter le rapport schizophrénique que la société entretient avec l’objet matériel. Les personnages houellebecquiens vouent un culte aux objets de consommation. L’artiste Jed Martins dans La carte et le territoire a commencé sa carrière en photographiant des objets manufacturés. Et c’est cette passion qui fait naître une amitié entre le photographe et le personnage de Michel Houellebecq:« Il savait que l’écrivain partageait son goût pour la grande distribution, la vraie distribution aimait-il à dire, que comme lui il appelait de ses vœux, dans un futur plus ou moins utopique et lointain, la fusion des différentes chaînes de magasin dans un hypermarché total, qui recouvrirait l’ensemble des besoins humains. » La seule utopie réalisable dans la société moderne est donc liée à l’innovation dans le domaine de la consommation de masse. Et c’est alors que l’intellectuel se mêle au consommable. L’homme et ses idéaux sont comparés à des biens matériels : Michel, dans Plateforme, se dit « aussi libre qu’un aspirateur [8]» tandis que François, dans Soumission se sent « aussi politisé qu’une serviette de toilettes.[9] » La valeur intellectuelle de l’homme est ainsi évaluée par sa dimension matérielle. Et celle-ci supplante l’intellect. Le personnage principal de Soumission n’interrompt-il pas sa retraite monastique car il ne peut pas fumer dans sa chambre équipée d’un détecteur de fumée ?
La représentation de la femme chez Michel Houellebecq suscite bien des débats. Elle est pourtant duelle. L’auteur propose au lecteur une distinction entre la femme-objet et la femme aimée. La première, appelée sans détours « petite pute » et dont « les seins siliconés témoignent d’une certaine bonne volonté érotique [10]» est caractérisée par sa place dans une société profondément misogyne. Cependant, nous ne pouvons que constater que les personnages féminins sont dévalorisés par leurs rapports aux hommes. Le personnage d’Annabelle, dans Les particules élémentaires, en est un exemple flagrant. Jeune femme douce et aimante, elle se trouve dans une situation des plus précaire due à la nature de sa relation à l’autre sexe. Empreinte d’un idéal amoureux, elle enchaîne les avortements et se confronte à l’incapacité d’aimer de Michel, son grand amour de jeunesse. Elle se suicide finalement, refusant de succomber à son cancer du col de l’utérus. C’est l’homme créé par la société qui est ainsi le coupable de la déchéance féminine. Un homme qui n’est pas à la hauteur de la femme houellebecquienne idéalisée.
Dans La carte et le territoire, Michel Houellebecq use du dédoublement ultime : il créé son propre personnage. L’incarnation de l’auteur donne un effet de distanciation avec son lecteur. Celui-ci ne peut alors s’identifier à un des personnages de la narration car le lien auteur-lecteur est faussé. La dimension cathartique est alors brisée pour le lecteur, tandis que l’auteur lui-même semble se purger de ses propres angoisses. Le personnage de Michel Houellebecq est à l’image de son personnage médiatique, et des personnages de ses romans – cynique, alcoolique et solitaire. L’écrivain semble avoir enfin accepté sa fin proche lorsqu’il se fait sauvagement assassiner. C’est avec un certain sadisme que l’auteur décrit sa décomposition alors que son corps puant se fait dévorer par des mouches. Démystifions notre mort future. Nous ne sommes après tout que des organes destinés à être rongés par des insectes.
Le bonheur imposé, échappatoire à la mort
Les personnages houellebecquiens sont amenés à faire un choix final qui, proche d’une version édulcorée du bonheur, s’apparente plutôt à une échappatoire à la mort. La vie entière du personnage est basée sur un mode de survie centré sur les plaisirs éphémères. C’est une théorie des compensations qui est développée par Michel, dans Plateforme : « Source de plaisir permanente, disponible, les organes sexuels existent. Le dieu qui a fait notre malheur, qui nous a créés passagers, vains et cruels, a également prévu cette forme de compensation faible. S’il n’y avait pas, de temps à autre, un peu de sexe, en quoi consisterait la vie ? Un combat inutile contre les articulations qui s’ankylosent, les caries qui se forment.[11] »
Les personnages houellebecquiens sont amenés à faire un choix final qui, proche d’une version édulcorée du bonheur, s’apparente plutôt à une échappatoire à la mort
Mais la déchéance physique, obsession houellebecquienne, ne peut plus apporter les compensations désirées. Dans Soumission, Houellebecq évoque la « dégradation lente de la somme totale des fonctions qui résistent à la mort [12]», théorie empruntée à Bichat. Chacun des personnages des romans de Houellebecq pense, à un moment ou à un autre, au suicide. Si certains passent à l’acte, d’autres trouvent une échappatoire à cette fin dramatique.
Michel, le personnage principal de Plateforme, est en proie à la dépression après la mort de Valérie, tuée lors d’un attentat. Il choisit alors l’exil. Il se réfugie en Thaïlande, pays où les plaisirs compensatoires sont facilement accessibles : « On peut habiter le monde sans le comprendre, il suffit de pouvoir en obtenir de la nourriture, des caresses et de l’amour. A Pattaya, la nourriture et les caresses sont bon marché […] [13]»
Arrivé à l’automne de sa vie intellectuelle et sexuelle, François (Soumission), survit nonchalamment entre relecture de Huysmans et livraison de sushis à domicile. Son déclin est interrompu par la conversion de la Sorbonne à l’islam. L’islam est décrit comme une religion destinée à celui qui a perdu les idéaux de sa jeunesse. En parallèle au christianisme et au bouddhisme qui sont dans la contestation, l’islam, c’est l’acceptation du monde parfait créé par Dieu. C’est se soumettre à des lois absolues.
Courtisé par le nouveau directeur des études, François résiste un temps, puis il envisage sa conversion dans un épilogue brumeux au conditionnel. Un épilogue brumeux aux odeurs de coriandre, dans lequel le professeur de littérature se plait à imaginer d’exotiques plaisirs compensatoires : la polygamie, le hammam et le couscous.
Enfin, dans Les particules élémentaires, les personnages mettent en évidence l’échec de l’humanité moderne. Les protagonistes sont à la recherche d’un idéal qui, dès les premières pages, est décrit comme inatteignable. Ils semblent ainsi être le sujet d’une expérience ultime de l’auteur qui connaitra un échec cuisant. Après l’internement de Bruno et le suicide de Christiane et Annabelle, Michel s’exile en Irlande pour parachever ses recherches. Il propose alors une alternative à cette humanité déclinante. Il met en place un système de clonage pour accéder à l’éternité, en supprimant le principe de reproduction – et ainsi tout lien social, particulièrement anxiogène.
Houellebecq fait évoluer ses personnages dans une société terriblement réelle. Fascinés et angoissés par la modernité, les personnages des romans houellebecquiens tentent d’échapper à leur propre déclin en se soumettant à une fin alternative, faussement salvatrice. L’œuvre de Houellebecq peut être définie comme une Poursuite du bonheur, titre de son recueil de poésie publié en 1991. Ses personnages sont dans une insatisfaction chronique, à la recherche d’un idéal informulable. Que vaut vraiment Michel Houellebecq ? A vous de voir s’il parvient à vous émouvoir, vous révolter ou vous dégoûter. Alors arrêtez de faire la grimace lorsque l’on vous parle de Houellebecq, et délivrez-vous de vos névroses modernes.
[1] HOUELLEBECQ Michel, Plateforme, Flammarion, 2001, p.97.
[2] HOUELLEBECQ Michel, Plateforme, Flammarion, 2001, p.109.
[3] HOUELLEBECQ Michel, Plateforme, Flammarion, 2001, p.109.
[4] HOUELLEBECQ Michel, Soumission, Flammarion, 2015, p.50.
[5] HOUELLEBECQ Michel, Plateforme, Flammarion, p. 30.
[6] HOUELLEBECQ Michel, Plateforme, Flammarion, p. 302.
[7] HOUELLEBECQ Michel, La possibilité d’une île, J’ai lu, 2013, p. 32.
[8] HOUELLEBECQ Michel, Plateforme, Flammarion, 2001, p. 99.
[9] HOUELLEBECQ Michel, Soumission, Flammarion, 2015, p. 50.
[10] HOUELLEBECQ Michel, La carte et le territoire, J’ai lu, 2010, p. 318.
[11] HOUELLEBECQ Michel, Plateforme, Flammarion, 2001, p. 221.
[12] HOUELLEBECQ Michel, Soumission, Flammarion, 2015, p. 207.
[13] HOUELLEBECQ Michel, Plateforme, Flammarion, 2001, p. 368.
Bibliographie
Soumission, Flammarion, 2015.
La carte et le territoire, J’ai lu, 2010.
La possibilité d’une île, J’ai lu, 2013.
Plateforme, Flammarion, 2001.
Les particules élémentaires, J’ai lu, 2007