La prière de Cédric Kahn distille une sincérité à l’image de celle de son héros. Gueule fracassée, regard noir et corps mutilé par l’impitoyable burin de l’héroïne, la présence de Thomas (incroyable Anthony Bajon), 22 ans, a presque quelque chose d’irréel lorsqu’à l’ouverture du film, un bus le conduit au cœur des formidables paysages de la vallée du Trièves. Abruti par la drogue et saturé d’une violence primaire qui ne demande qu’à exploser, celui-ci veut toutefois se laisser une dernière chance : rejoindre une discrète communauté catholique qui, juchée au sommet des Alpes, tente d’apporter guérison à ses membres – tous d’anciens toxicomanes – par la prière, le travail, l’entraide et, surtout, l’espoir d’une place renouvelée au sein de la communauté des Hommes …
L’obsession du réalisateur Cédric Kahn pour les grands espaces, la marginalité et les environnements extatiques n’a rien d’inédite : déjà dans Vie sauvage (2014), ce dernier imaginait l’existence d’un père divorcé et de ses deux enfants aux confins de la nature et de la civilisation. Pour cet agnostique qui, de son propre aveu, ne croît pas en Dieu mais garde foi en la puissance inépuisable du mystère, le choix du cadre géographique de La prière s’imposait presque naturellement. Son héros, dont on ne saura jamais rien du passé en dehors de son addiction pour le fatal opiacé, entretient de son côté un rapport à la spiritualité qui pourrait être le même que celui de millions d’autres jeunes gens : distant, peu convaincu, teinté d’une méfiance et d’une hostilité qu’il n’hésitera pas à exprimer lors de terrifiantes explosions de violence à son arrivée dans la communauté.
Car pour Thomas, l’adaptation à cette dernière a d’abord tout du calvaire : rythme de la vie en commun, dureté des travaux, rigueur de la prière, surveillance bienveillante – mais toujours pesante – de ses camarades … Parce que la vie en société dont la drogue l’a si souvent coupé suppose à la fois devoirs, règles, interdits et sanctions, c’est une lutte à la fois physique (contre les effets de l’addiction) et morale (contre la tentation d’envoyer paître ses proches) qu’il devra mener. Le dépouillement et la simplicité du récit, centré sur Thomas et sans éparpillement dans des arcs secondaires susceptibles de hacher la narration – pas même au profit de Sibylle, la ravissante voisine dont il finit par tomber amoureux – servent pleinement l’assimilation de son parcours au chemin de croix, dans la lutte contre les éléments et dans celle contre lui-même.
Sans artifice de mise en scène, La prière laisse son cadre surnaturel parler pour lui, et les scènes de la vie quotidienne rythmer l’existence de son héros : travail de la terre, messes, marches épuisantes à 2500 mètres d’altitude, fêtes communautaires marquées par la force de la parole et des chants … Incontestablement déférent envers la pratique religieuse, le film n’accorde toutefois aucune indulgence excessive envers l’institution en elle-même, qu’il n’hésite pas à décrire comme la création humaine qu’elle est : imparfaite, perfectible et sujette aux échecs cuisants – certains de ses membres finissant par retomber dans l’addiction – comme aux réussites les plus éclatantes.
Sans artifice de mise en scène, La prière laisse son cadre surnaturel parler pour lui, et les scènes de la vie quotidienne rythmer l’existence de son héros
Sans jamais privilégier une réponse définitive – forcément prétentieuse et péremptoire – par rapport à des questions de foi qui peuvent parfois sembler ne tenir qu’une place secondaire, Cédric Kahn effectue toutefois un choix clair dans l’approche. Proche de l’orientation d’un Mel Gibson dans Hacksaw Ridge (Tu ne tueras point, 2016), La prière envisage le silence de Dieu non pas comme un poids voué à écraser durablement l’individu – comme dans le Silence de Martin Scorsese (2017) ou La religieuse de Guillaume Nicloux (2013) – mais bien au contraire comme une source d’espérance constamment renouvelée. La sobriété de la « guérison miraculeuse » dont Thomas fait l’objet alors qu’il se blesse lors d’une randonnée en montagne se caractérise justement par le fait que sa nature surnaturelle n’est jamais confirmée ou infirmée. La complexité du rapport à la foi qu’entretient le héros, entre attirance strictement intellectuelle pour le texte de l’Evangile – dont il connaît les 150 Psaumes par cœur –, convention sociale de pure forme et croyance sincère pour le mystère, irrigue ainsi le métrage tout entier dont elle marque l’incontestable universalité.
L’intelligence fine du film consiste avant tout à admettre que si Thomas choisit de se soumettre à l’institution, il ne la subit toutefois jamais. Episodiquement irrévérencieux, mais sans jamais être vulgairement profanateur, La prière se distingue par le fait de toujours définir les individus par leur capacité à faire des choix raisonnés, accordant une place prépondérante au doute – dans la foi comme dans les actes – et à la remise en question permanente. Parce que la certitude n’est jamais un acquis définitif, le récit laisse toujours plusieurs voies ouvertes à son héros, avec comme apogée son hésitation entre le départ pour le séminaire et son attachement à Sibylle, où sa décision – quelle qu’elle soit – et l’acceptation de ses conséquences marquera sa renaissance définitive au sein de la communauté des Hommes, sans le contact de laquelle il n’est point de Salut.