Alors que le festival Etonnants Voyageurs (08-10 juin 2019) vient de s’achever, avec entre autres comme thèmes phares : « les pouvoirs de la littérature » et « mondes imaginaires », son directeur Michel Le Bris nous gratifie d’un éloge de la littérature qui fait écho aux diverses préoccupations qui ont traversé son œuvre foisonnante. Entre Dany Laferrière qui propose son Journal d’un écrivain en pyjama (2013), Umberto Eco qui nous fait part de ses Confessions d’un jeune romancier (2013) et Michel Le Bris qui règle sa dette dans Pour l’amour des livres, force est de constater que Grasset affectionne les graphomanes qui savent accueillir les lecteurs dans l’intimité de leur rapport au livre et à la fiction.
Michel Le Bris déclare sa flamme à la littérature dans une langue admirablement bien troussée qui fait de ce livre de 260 pages un régal de tous les instants. C’est au terme d’un séjour malheureux à l’hôpital et dans l’agitation d’une nuit d’angoisse que l’urgence d’un tel livre s’est faite sentir : « Arrive un moment où l’on doit se dire que chaque livre à venir sera peut-être le dernier. Et que l’on a des dettes à payer. Nous sommes, et les créateurs les premiers, des héritiers, et des transmetteurs. Ou bien nous ne sommes rien » (11). Le vibrant hommage s’adresse autant aux passeurs d’histoires (comme Pierre Andrieu, la dette est payée !) qui, ivres de passion, ont su susciter d’impérissables émois littéraires, qu’aux raconteurs d’histoires et chantres de la vie, ces génies créateurs qui font vibrer la corde sensible des lecteurs et portent leur imagination à incandescence.
Une flânerie autobiographique
Dans une veine autobiographique qui flirte avec l’autofiction tant les situations semblent romanesques, l’auteur revient sur son enfance et les histoires qui ont marqué son esprit, à savoir toutes ces vies fictionnelles sourdes qui se font entendre lors de lectures dites silencieuses, ces mondes en gésine qui sonnent aux oreilles des jeunes lecteurs comme des lendemains aventureux qui chantent. On croirait par endroits entendre le narrateur de Philippe Delerm dans Un été pour mémoire (1985) se replonger dans les lectures de son enfance, passant allègrement de l’Ile au trésor à David Copperfield : « Avec des mots bien maladroits j’avais tenté de lui dire et de m’expliquer à moi-même ce que représentait ces livres de l’enfance. Bien sûr je ne m’embarquais plus sur l’Océan de Jim Hawkins, ou bien dans la méchanceté parfaite des pensionnats d’Angleterre. Mais je me souvenais de m’y être embarqué – à travers l’aventure me revenait un peu de bonheur d’avoir peur quand je lisais enfant dans un lit bien étroit, bien bordé, mais qui tanguait sur le malheur et la colère éclatante des corsaires. Je me rapprochais de ces moments coupés du temps, haletants d’angoisse et de plaisirs. C’était déjà tellement mieux que tous les livres d’aventures pour adultes »[1].
Pour l’amour des livres participe de belle manière à cet hommage choral que les écrivains ont rendu au fil du temps afin de s’acquitter de leur dette envers une littérature qui leur a tant apporté.
Le matérialisme boulimique des bibliophiles a certes de quoi effrayer : ils incorporent sans cesse et sans limites, sans jamais pouvoir atteindre un seuil de satiété. Michel Le Bris partage le même l’appétit du livre que Jorge Luis Borges (auteur qu’il cite page 61), un appétit en éveil constant à telle enseigne que la thésaurisation des ouvrages devient indispensable : « […] je continue à acheter des livres, à remplir ma maison. L’autre jour on m’a offert une édition de 1966 de l’Encyclopédie de Brockhaus. J’ai senti la présence de cet ouvrage dans ma maison, je l’ai sentie comme une sorte de bonheur. J’avais là près de moi cette vingtaine de volumes en caractères gothiques que je ne peux pas lire, avec des cartes et des gravures que je ne peux pas voir ; mais pourtant l’ouvrage était là. Je sentais comme son attraction amicale. Je pense que le livre est un des bonheurs possibles de l’homme[2] ». L’amour, qui forme l’épine dorsale de cette joyeuse bibliophilie devient insidieusement le poison d’une bibliomanie avérée. Michel Le Bris parle bien de « maladie » (137). Il conviendrait de mettre en parallèle l’extrait de Borges cité supra avec ce commentaire de l’auteur de Pour l’amour des livres : « Mais comment résister quand vous tombez sur les 24 volumes, avec leurs reliures en toile verte, de l’édition Dent des œuvres complètes de Conrad, les 33 volumes de l’édition Methuen des œuvres de Stevenson pour 400 livres, même si vous possédez déjà l’édition Tusitala de référence, prétendument complète, et celle de South Seas, légèrement différente ? Sans compter les inépuisables merveilles du roman d’aventures anglais en son âge d’or victorien, sublimement illustrées ? Vous rentrez le dos brisé à votre chambre, humez l’odeur de leur papier, caressez leur reliure, les rangez sur votre table pour en apprécier l’effet, les ouvrez, les feuilletez, et vous devez envisager de faire jeûne un moment pour amortir un peu le désastre financier » (110). C’est en ces termes que Michel Le Bris fait la part belle à cette sensorialité du livre que les supports technologiques auront tôt fait d’estomper, voire d’occulter. C’est précisément grâce à ce rapport sensoriel que le livre imprimé remplit son devoir, se révélant ainsi objet conçu pour déclencher un achat impulsif et nouer une relation affective avec son propriétaire. L’attachement n’est point fortuit, loin s’en faut.
Cette flânerie autobiographique au cœur du monde des livres et de ses acteurs (bibliothécaire, libraire, directeur de Maison du livre, écrivain, etc.) au grès du vingtième siècle, ce palimpseste vertigineux de lectures et de fictions qui ont marqué les époques dans lesquelles elles sont nées autant que les esprits d’une génération à l’autre, forment le socle identitaire de Michel Le Bris. A reprendre l’analyse de Nancy Huston, « En pénétrant dans notre cerveau, les fictions le forment et le transforment. Plutôt que nous ne les fabriquions, ce sont elles qui nous fabriquent – bricolant pour chacun de nous, au cours des premières années de sa vie, un soi ».[3] Et l’auteure de L’espèce fabulatrice (2008) de préciser plus loin : « L’identité nous vient des histoires, récits, fictions diverses qui nous sont inculqués au cours de notre prime jeunesse. On y croit, on y tient, on s’y cramponne […] »[4].
Pour l’amour des livres participe de belle manière à cet hommage choral que les écrivains ont rendu au fil du temps afin de s’acquitter de leur dette envers une littérature qui leur a tant apporté. Dany Laferrière faisait remarquer qu’un « bon livre ne se laisse pas dévorer, il s’infiltre à l’intérieur du lecteur pour le brûler à petit feu ».[5] Quel soulagement de savoir que la flamme de Pour l’amour des livres n’est pas prête de s’éteindre !
- Michel Le Bris, Pour l’amour des livres. Paris : Grasset, 2019, 372 p. ISBN 9782246818458. Prix 19EUR.
[1] P. Delerm, Un été pour mémoire (Paris : École des Loisirs, 1998), 68-9.
[2] J. L. Borges, Conférences (Paris : Gallimard, 1985), 156.
[3] Nancy Huston, L’espèce fabulatrice (Arles : Actes Sud, 2008), 23.
[4] Nancy Huston, Ibid., 31.
[5] Dany Laferrière, Journal d’un écrivain en pyjama (Paris : Grasset, 2013), 30.